Bill Murray

Dégommeur de Bibendum, rescapé des marmottes et d'une infernale boucle temporelle, broyeur de stagiaires, Bill Murray n'a jamais cessé d'être à l'écran Bill Murray le grincheux blasé, casseur d'ambiance un brin toqué. Porc-épic dépressif, imperturbable bougon; toutes les occasions sont bonnes pour faire la gueule, et c'est bien cette gueule indolente, cette ironie pincée qui ont survécu à vingt ans de blizzard et de repêchages inespérés. Eloge d'un art discret mais terriblement émouvant.

SATURDAY NIGHT FEVER

Les décalages horaires et les failles temporelles n'ont plus de secret pour Bill Murray. Médiatisé un jour, assommé le lendemain, catalogué farceur ou pierrot subversif, l'acteur rame à contre-courant, hésite, trébuche, comme Bob Harris la star éteinte de Lost in Translation se laisse escorter par des nounous étrangères. Sofia Coppola l'a installé en haut de la vague, mais l'homme-monolithe a connu d'autres débordements. Milieu des années 70, les ténors de la National Lampoon Radio Hour prennent d'assaut le petit écran. Saturday Night, show prometteur de la NBC, animé par Dan Akroyd, John Belushi, Chevy Chase et Gilda Radner, laisse pourtant de côté un compagnon infortuné, Bill Murray. Coincé sur ABC et simple larbin d'un Saturday Night Live With Howard Cosell, Murray poireaute dans une antichambre. L'émission est un flop. NBC récupère la mention "live", la cultissime Saturday Night Live première mouture est née. Chevy Chase, alors le plus populaire du carré magique, se laisse happer par d'autres sirènes en Californie et quitte temporairement le show. Profitant de la place vacante, Murray entre en scène. Et disparaît aussitôt dans les pots de fleurs, personne ne faisant appel à ses services. S'il s'entend avec Dan Akroyd et Gilda Radner, le bizuth se heurte à la jalousie de Belushi qui l'avait introduit dans le milieu, et aux remontrances de Chase, de retour dans la marmite. Quand Akroyd et Belushi partent tourner les Blues Brothers, Murray prend véritablement ses marques et s'attire les faveurs du public dans une ambiance grisante... puis poisseuse. L'inspiration décline, le noyau dur a implosé. Le show se poursuit, mais Bill tire sa révérence.

PAY THE BILL

Deux décennies plus tard, Bill Murray ne s'est pas volatilisé et a mis un frein aux rôles de sous-fifres. Retardataire, à contretemps, les yeux fixes et la bouche irrévérencieuse, l'acteur laisse entrevoir à travers les pantomimes un gouffre de morosité et de mélancolie. Pour le grand nombre, il est resté Peter Venkman, parapsychologue-justicier aux méthodes de drague éprouvées (SOS fantômes) et le présentateur arrogant Phil Connors, condamné à Un jour sans fin. Murray choisit ses tournages avec parcimonie, le flair lui fait parfois défaut, mais son allure nonchalante en sort à peine écornée. Dans l'inconscient collectif, Bill Murray n'a jamais cessé d'être lui-même et d'alimenter un seul et unique registre, avec ses nuances savamment dosées. Petit, moyen ou grand rôle en demi-teinte, un mauvais film ne peut décemment pas l'atteindre. Fidèle à l'esprit de clan qui a animé ses débuts, Murray ne se sépare plus de ses acolytes, John McNaughton en tête (trois films en commun). La paire Harold Ramis-Ivan Reitman lui offre ses premiers faits d'arme, la trilogie Caddyshack (co-écrit par son frère, Brian Doyle-Murray, mentor et témoin de ses années de formation à Chicago) / Meatballs / Stripes, et son plus grand triomphe populaire. La liesse qui accompagne la sortie de SOS fantômes et l'échec a contrario d'un projet qui lui tenait à coeur (Razor's Edge) l'accablent tant qu'il s'exile en Europe, prend quelques cours à la Sorbonne et tente de se faire oublier. Cinquième venu d'une escouade de neuf enfants, Bill s'est pourtant dès la naissance débattu au milieu des langes pour exister. Bill fait le pitre, mendie l'affection des autres et peaufine le rôle jusque chez les jésuites au lycée.

VERTIGES DE L'AMOUR

"J'ai simplement la chance d'avoir été trouvé dans les Pages Jaunes." Nouvelles têtes, nouvelles perches. L'énergumène échappé des bancs d'une fac de médecine, des improvisations théâtrales et des gags télévisuels, réussit une mue princière au cinéma. Fans de la première heure et transis d'amour, l'entreprenante Sofia Coppola et le patient Wes Anderson réinventent la mythologie Murray. Tim Burton tire la première sonnette d'alarme en lui confiant le rôle d'un manageur travesti dans Ed Wood. Costume et cravate blancs, visage fardé, une fragilité et une classe de tous les instants. L'illusion est parfaite. L'humeur est à la déprime et la touche tragi-comique lui sied à merveille. Bill Murray devient Herman Blume, millionnaire malheureux aux prises avec un garnement retors. Rushmore lui vaut une deuxième nomination aux Golden Globes; la première date de SOS fantômes, l'interlude aura duré quatorze ans. Bill Murray regagne son titre de man next door convoité, s'amuse d'une version reliftée de Charlie et ses drôles de dames et donne sa voix à l'affreux Garfield, lui qu'on compare sans cesse à Droopy. Jim Jarmusch l'associe à deux membres du Wu Tang Clan dans un sketch de Coffee and Cigarettes. Coiffé d'une toque et armé d'un tablier, Bill Murray sert le café et joue... Bill Murray. Sofia Coppola imagine pour lui une brève liaison à Tokyo, adoucit au passage le mufle un peu raide dont il s'était fait l'apôtre. Aux côtés d'une insaisissable Scarlett Johansson en perruque rose, le cabotin d'hier s'évapore et donne libre cours à ses états d'âme. En 2005, Bill Murray est deux fois père (La Vie aquatique, Broken Flowers). Et deux fois plus indispensable.

par Danielle Chou