Valéria Bruni-Tedeschi

Des soeurs Bruni-Tedeschi, on reconnaît aussitôt la voix, indécise et enrouée. Une voix de petite fille dont on peine à tirer une note parfaitement audible et qui menace à tout moment de s'échapper. Mais les deux aventureuses se sont mises à chanter. Carla épingle "le plus beau du quartier", Valeria batifole sur un air de "coquillages et crustacés". La première, ancienne mannequine, a renoué avec la guitare et ses serments de jeunesse, la deuxième continue d'égréner à l'écran une mélodie maternelle et sensuelle. Carla la cadette donne de la voix mais aujourd'hui, c'est Valeria l'aînée et la plus discrète qu'on voit.

OBSERVEZ-MOI DE HAUT EN BAS

Il est plus facile pour un chameau... ne prêchait pas la facilité: famille aisée, flou généralisé, mea culpa et imbroglios sans dessus dessous. Federica, enchaînée à ses incertitudes, ruminait ses accès de morosité entre deux grâcieux entrechats. Pour son premier long métrage, Valeria Bruni-Tedeschi se rongeait les sangs, confiait à Chiara Mastroianni le rôle de la soeur irascible, laissait s'enfler les crises de nerfs et pestait contre les absents. Un semblant de gravité, une touche d'invraisemblance, une réunion ankylosée suivie d'une communion à l'hôpital et d'incartades enfantines. L'actrice se met en scène, zigzague avec indolence, injecte dans sa boîte à malices de la dérision et de l'impertinence. Les messieurs accourent (le proche entourage fictif est composé de Jean-Hugues Anglade, Lambert Wilson, Denis Podalydès et Yvan Attal). Devant la caméra, la demoiselle vivote et déprime avec savoir-faire. La poisse, c'est son affaire. Pendant longtemps, Valeria Bruni-Tedeschi a hérité des rôles de dégingandées émotives et fragiles. C'est encore un premier film qui lui prête cette identité, Les Gens normaux n'ont rien d'exceptionnel de Laurence Ferreira-Barbosa. Amnésique et internée dans un asile, Martine se soigne en découvrant le désarroi des autres. Au contact de cette communauté blessée et portée sur l'imaginaire, l'aide-soignante improvisée profite des vertus de la plus émouvante des thérapies. Les deux films révèlent une écriture lâche, prête à toutes les torsions, toutes les ondulations et un goût affiché pour les maux de l'esprit.

NOS VIES LIMITROPHES

Remarquée au festival de Locarno en 1993, Valeria/Martine reçoit l'année suivante le César du meilleur espoir féminin. 2002 trace de nouveaux desseins: l'autoportrait Il est plus facile pour un chameau... est distingué par le prix Louis Delluc de la première oeuvre. De Turin la terre natale, où la fortune familiale est menacée par les Brigades rouges, au refuge parisien qui les accueille au milieu des années 70, les Bruni-Tedeschi exercent leurs oreilles dès l'enfance. Avec un père compositeur, une mère pianiste et une soeur guitariste, Valeria laisse librement gambader ses intuitions de petite fille rêveuse. Plus tard, elle sera danseuse ou actrice. Quand Carla interrompt ses études d'architecture pour quelques années de mannequinat, Valeria abandonne hypokhâgne pour entrer à l'Ecole des Amandiers. C'est ici même, à Nanterre qu'elle rencontre Patrice Chéreau, son mentor qui l'accompagne des planches (Anton Tchekov) aux plateaux d'Hôtel de France (ses vrais débuts au cinéma), de La Reine Margot à Ceux qui m'aiment prendront le train. Le thème du deuil, lui, est toujours sous-jacent. Muse des petits bafouillements du quotidien, l'actrice inspire les registres mélancoliques, Noémie Lvovsky en tête (le court Dis moi oui, dis moi non, les longs Oublie-moi, La Vie ne me fait pas peur, Les Sentiments et Les Petites pour la télévision), talonnée de près par la cafardeuse Marion Vernoux (Rien à faire).

L'AMOUR A LA PLAGE

L'Italie, au loin, veille. Mimmo Calopresti la sauve de la prison domestique et la réinvente en terroriste repentie (La Seconda Volta face à l'intarissable Nanni Moretti). Les Mots d'amour du même Calopresti, son compagnon d'alors, renouent avec la veine alambiquée des déboires sentimentaux. La psychanalyse et les embrouillaminis identitaires l'accompagnent d'un pays à l'autre et préparent déjà les dérives mi-tragiques, mi-fantaisistes d'Il est plus facile pour un chameau.... Marco Bellocchio (La Nourrice), Bernardo Bertolucci (le sketch Histoires d'eaux de Ten Minutes older: the Cello) ou plus récemment Stefano Incerti (La Vita come viene) maintiennent le fil avec la botte méditerranéenne. Nénette et Boni de Claire Denis taille une autre silhouette et fait de l'égérie maussade un fantasme adolescent. Elle apparaît furtivement, mais Grégoire Colin la dévore toute entière. Dans Nénette et Boni, Valeria Bruni-Tedeschi est la femme du boulanger (Vincent Gallo pas moins), l'exotisme et le sex-appeal. Le jalon François Ozon est déterminant. Caustique et lacunaire, 5x2 condense les figures maîtresses de sa filmographie. Valeria quitte ses imperméables trop larges, s'imagine brebis, prédatrice, mère au foyer, femme fatale et échoue sur une plage, métamorphosée en sirène. Et c'est au bord de l'eau qu'elle chamboule de nouveau les couples dans Crustacés et coquillages.

par Danielle Chou