Il avait juré qu’on ne l’y reprendrait plus: malgré l’énorme succès surprise qu’avait été Star Wars (Episode IV - Un nouvel espoir), George Lucas était exténué et avait fait le serment d’arrêter la réalisation. Les deux suites au film-phénomène, Episode V - L’Empire contre-attaque et Episode VI - Le Retour du Jedi, furent réalisées par Irvin Kershner et Richard Marquand. Lucas en assure le scénario et, tout en gardant le contrôle sur le produit fini, se cache sous sa casquette de producteur exécutif. Il en a assez des petits compromis quotidiens qu’impose la réalisation d’un film, les mini sacrifices au jour le jour, les grains de sable qui enrayent peu à peu la machine. Mais c’était sans compter sur son amour extrême du cinéma. Lorsqu’il décide enfin, vers 1993, de mettre en chantier sa trilogie de préquelles à sa saga galactique, il s’octroie le poste de réalisateur et signe La Menace fantôme. L’apparition du traitement numérique des images permet, aux yeux de Lucas, une plus grande liberté et la fin des compromissions. Dans quelques jours sort donc le sixième film effectivement réalisé par George Lucas en 35 ans de carrière, La Revanche des Sith, dernier volet de l’aventure Star Wars.
Personnalité étrange que ce Lucas, réalisateur refoulé, producteur improvisé, PDG et auteur, l’homme derrière THX 1138, film quasi abstrait, et Star Wars, saga pop-corn. Issu de l’université USC à la fin des années 60 (d’où proviennent aussi John Milius, Robert Zemeckis, Basil Poledouris…), Lucas fait partie de cette génération-charnière qui a jeté les ponts entre l’âge d’or d’Hollywood et le cinéma américain moderne, jusqu’à l’émergence de l’industrie du divertissement dans les années 80. Spielberg a surfé sur le système en construisant une œuvre d’artiste, Scorsese a poursuivi dans sa voie semi-indépendante, Coppola a connu une carrière en dents de scie… Lucas, pendant ce temps, a construit un empire, le sien, malgré les rapports complexes qu’il entretient avec le cinéma et l’argent.
Les films qu’il a pu produire au cours de sa carrière, que ce soit Star Wars ou Willow, les Indiana Jones ou encore Howard le Canard, ne témoignent pas d’une des plus importantes facettes de sa personnalité d’artiste, à savoir son goût immodéré pour l’abstraction filmique, la puissance fondamentale de l’image et du son. Dès ses années à l’université, il s’impose comme un as du montage; les films qu’il réalise pendant son séjour à USC, aux titres évocateurs, 6-18-67, THX 1138: 4EB, 1:42:08, témoignent de son amour de l’assemblage d’images brutes. Comme il le dit lui-même: "Mon sentiment à l’époque était que les scénarios étaient bons à donner aux chiens. Je méprisais tout ce qui se rapportait à l’histoire et aux personnages". Le THX sus-cité sera développé quelques années plus tard pour devenir THX 1138, son premier long métrage. Produit grâce à son ami Francis Ford Coppola, le film traite d’une société futuriste austère où les hommes ne sont que des numéros. La mise en scène est carrée, brute, mais non dénuée d’une certaine émotion sous-jacente. THX 1138 fut un échec commercial mais demeure à ce jour le film de lui-même que Lucas préfère.
Lucas s’attelle alors à produire American Graffiti, fable douce-amère sur le passage à l’âge adulte sur fond de petite ville US des années 50. La production est hardie, le planning serré, le budget maigre. Mais un énorme succès est au rendez-vous. Jusqu’à la sortie du Projet Blair Witch en 1999, American Graffiti est d’ailleurs resté le film le plus rentable de l’histoire du cinéma. Imprégné de la musique de l’époque, d’une ambiance nostalgique, d’une innocence sur le point de se fissurer, le film trouve son écho auprès d’un public post-Vietnam encore fragile. Lucas explore pour la première fois ce qui fondera plus tard Star Wars: les difficiles choix de la jeunesse, rester ou partir, couper les ponts ou trouver ses racines. American Graffiti est incroyablement mélancolique par moments, mais aussi festif, enjoué, dynamique. Lucas n’aura de cesse dans ses films suivants de revenir constamment à son amour des bolides et des grosses cylindrées. Entouré d’un casting étonnant (Richard Dreyfuss, Ron Howard, déjà Harrison Ford), Lucas signe ce qui est pour beaucoup son meilleur film; moins cérébral que THX, moins infantile que Star Wars.
Porté par le triomphe du film, Lucas ressort ses différentes ébauches du space opera mythologique qu’il écrit depuis quelques années déjà, en hommage à Flash Gordon et aux serials de son enfance. Son premier traitement, daté de mai 1973, raconte l’histoire de "Mace Windu, un éminent Jedi-Bendu d’Opuchi, parent de Usby C.J. Thape, disciple padawaan auprès des fameux Jedi". Il va sans dire que le synopsis avançait en se compliquant. Mais on y retrouve déjà une princesse Leia, un Général Luke Skywalker, un certain Annikin Starkiller et même Han Solo, Chewbacca, les deux robots et Dark Vador. De réécritures en affinage, Lucas obtient un scénario définitif qu’il conçoit comme la quatrième partie d’une saga de six films.
Plus que les sommes rapportées au box-office, c’est surtout les bénéfices des produits dérivés qui font de la saga une entreprise invraisemblablement lucrative pour Lucas. Sa petite boîte de production se transforme en mini-studio, portée par les cartons successifs de L’Empire contre-attaque, du Retour du Jedi et des Aventuriers de l’Arche perdue. George Lucas cesse ses activités de réalisateur, encouragé par ses souvenirs de frustration sur Star Wars. C’est désormais la production qui l’occupe à plein temps: de LucasFilm vont provenir au cours des années 80 Willow, Howard le Canard ainsi que la trilogie des Indiana Jones. De son côté, ILM grandit, se développe et devient la première entreprise d’effets spéciaux d’Hollywood. A côté de cette boîte quasi légendaire, Lucas développe d’autres activités, qu’il héberge dans son Skywalker Ranch, projet fou, bâti au milieu du désert nord-californien: LucasArts (jeux vidéos), LucasLearning (matériel éducatif), Skywalker Sound, LucasBooks… C’est cette inimaginable richesse qui permet à George Lucas de s’affranchir une fois pour toutes du système hollywoodien; il peut désormais s’autoproduire et, après plusieurs années de réflexion, décide de lancer sa nouvelle trilogie Star Wars, celle qui revient explorer les origines de l’Empire et de la chute d’Anakin Skywalker.
La Menace fantôme, réalisé entre 1995 et 1999, est ainsi un film entièrement indépendant, dont chacun des 114 millions de dollars de budget est fourni par LucasFilm, et donc engendré dans une totale liberté créatrice. Mettant temporairement de côté son rêve de retourner à la réalisation de films expérimentaux, Lucas retourne dans le fauteuil du metteur en scène et signe ainsi son premier film depuis le premier Star Wars, 20 ans plus tôt. Le résultat en déçoit beaucoup, mais en réjouit certains, tant cette Menace fantôme respire le charme d’autrefois et a surtout le courage d’assumer son style désuet. Plus qu’un blockbuster ou un banal summer movie, l’Episode I est avant tout un film quasiment archéologique, une expérimentation captivante sur l’évolution des formes et la notion de modernité. Le deuxième épisode, L’Attaque des clones, poursuit la même veine tout en cédant plus, il est vrai, aux sirènes du grand spectacle et à une mise en scène plus "moderne".
Liam Engle
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