Dans la carrière de Steven Spielberg, la trilogie de l’homme au fouet tient une place assez spéciale. Avant Le Monde perdu en 1997, il s’agissait de la seule fois où le réalisateur avait accepté de donner suite à l’un de ses films (après avoir refusé les suites des Dents de la mer et d’E.T.). Ce statut privilégié doit sa raison d’être à la nature même des films. Inspirés des serials des années 40-50, des métrages épisodiques se terminant toujours par un cliffhanger qui ne serait résolu que la semaine suivante, l’univers d’Indiana Jones aspirait par définition à être exploré plusieurs fois. Par ailleurs, ces films intervenaient surtout de manière salvatrice pour le metteur en scène, succédant toujours à un échec. Après les succès consécutifs des Dents de la mer et de Rencontres du troisième type, Spielberg essuie un échec avec 1941 et enchaîne alors sur le carton assuré par Les Aventuriers de l’Arche perdue. Tout comme il fera suivre Indiana Jones et le temple maudit au flop du film à sketches La Quatrième Dimension (également une mauvaise passe personnelle due à l’accident mortel sur le tournage du segment de John Landis), Spielberg réalise le troisième opus de la saga pour se remettre de l’accueil glacial réservé à Empire du Soleil. Mais quelle est la place d’Indiana Jones et la dernière croisade dans la filmographie de Spielberg ? Et dans la saga ? Il n’a jamais été clairement affirmé que cette aventure serait la dernière, mais le sentiment est implicite à travers l’œuvre. Avec ce troisième film, Spielberg et Lucas nous offraient la parfaite conclusion à une histoire entamée presque dix ans plus tôt, notamment en ce qui concerne l’évolution du rapport à l’enfance et à la filiation dans la saga.
Le titre du film parle de lui-même. On assiste ici à l’ultime quête de notre héros, qui plus est celle qui lui permettra d’accéder quasi-littéralement à l’immortalité. En effet, après avoir lié la première mission à la religion juive et la seconde aux croyances hindoues, les auteurs sélectionnent le catholicisme pour cette nouvelle épopée. Quelle quête plus grande que celle du Saint Graal? Indiana Jones n’était-il pas prédestiné à faire partie de cette légende? Après un premier jet par Menno Meyjes, scénariste sur ses deux précédents films, Spielberg confie l’écriture à Jeffrey Boam (L’Aventure intérieure, une production Spielberg) et ensemble, ils prennent l’initiative d’en faire une affaire familiale (Tom Stoppard, scénariste d’Empire du soleil, retouchera le film), afin d’amplifier le caractère inéluctable de cette tâche. Le Graal était l’obsession du père de Jones et Spielberg décide d’inclure le personnage du héros en faisant de la réconciliation entre Jones Sr. et Jones Jr. un Graal métaphorique pour le personnage. C'est d'ailleurs avec Indiana Jones et la dernière croisade que, dans la filmographie de Spielberg, l'auteur se « réconcilie » avec son père. Jusqu’alors, l’œuvre du metteur en scène était traversée de parents indignes (Sugarland Express, La Couleur Pourpre) ou de pères abandonnant leurs familles (Rencontres du troisième type, E.T.), mais à partir de ce film, les histoires deviennent celles de pères qui se rachètent auprès de leurs enfants (Hook, Jurassic Park,Le Monde perdu, Minority Report, La Guerre des mondes) ou d'enfants toujours dévoués ou qui comprennent enfin leurs pères (Arrête-moi si tu peux, Le Terminal, Munich). Comme à chaque fois, Indiana Jones apparaît dans un premier temps comme un gosse (c’est même littéralement le cas ici dans la première séquence), infantilisé par la présence de son père qui le rabaisse constamment en l’appelant Junior et dont il cherche l’approbation.
En outre, chez Lucas aussi la figure paternelle est un élément thématique récurrent qui se manifeste ici par un complexe d’Œdipe tordu : Jones père et fils ont partagé la même femme et n’ont cesse de s’affronter le long du film. Ainsi, avec ce nouveau personnage, les géniteurs de l’aventurier confèrent à l’exercice un ton plus humoristique que pour les deux précédents volets. Lors de certaines scènes, le film adopte les meilleurs aspects d’un buddy movie à travers ce choc des générations, des cultures et des façons de faire. Voir ce héros que l’on a appris à connaître infaillible et indépendant confronté à son père est purement jubilatoire. Comme une manière de casser un peu le mythe avant de lui redonner tout son éclat. En effet, cette nouvelle donnée participe alors à son tour à la maturation du protagoniste au travers de la licence. Dans le premier film, il n’est encore qu’un grand gamin; dans le second, il se crée une famille de substitution avec femme (Willie) et enfant (Demi-Lune); dans le troisième, il se réconcilie avec son père tout en révélant un certain complexe d'Oedipe (en plus de coucher avec la même femme, il tue le nom de son père, Henry, pour en adopter un autre, Indiana), il devient sa propre personne, s'étant forgé son nom, sa mythologie : le chapeau, la cicatrice, la peur des serpents, tout ce qui est montré dans la séquence "générique" qui, cette fois-ci, ne s’attarde non pas sur l'une des dernières péripéties de Jones (héritage des serials mais également de James Bond), mais sur sa première aventure, proposant ainsi la genèse du protagoniste.
Outre le simple intérêt comique du rôle de Jones Senior, c’est une véritable jouissance cinéphilique que de voir le père du héros incarné par Sean Connery, interprète 18 ans auparavant d’un autre illustre personnage, le mythique James Bond, influence affichée par les créateurs. C’est un James Bond que Spielberg voulait réaliser avant que Lucas ne lui propose de créer son propre héros, un aventurier, qui s’appellerait Indiana. "Comme ton chien?" réplique Spielberg. "Oui, Indiana Smith", termine Lucas. Spielberg changea Smith en Jones et le reste est entré dans l’Histoire. Une Histoire dont les pères du héros choisissent de montrer la naissance donc mais qui s’apparente aussi à la dernière du héros. Dans la séquence finale, il devra passer trois épreuves (les trois films) avant d’atteindre la vie éternelle (dans le cœur des spectateurs). Au travers de la quête du Saint Graal, c’est son père qu’il cherche et la quête du créateur apparaît comme le dernier voyage à entreprendre pour celui qui a tout trouvé, comme pouvait le suggérer le plan de fin des Aventuriers de l’Arche perdue, qui voit l’artefact récemment rapporté par Jones enfermé dans une caisse et classé parmi des centaines d’autres caisses. Indiana Jones et la dernière croisade s’achève sur ce magnifique plan de quatre cavaliers chevauchant dans un désert vers un soleil couchant. La métaphore est à son comble. Et pourtant, le statut immortel acquis par notre héros et l’aboutissement sublimé par la dernière image du film vont être troublés par l’arrivée d’une quatrième pierre à l’édifice…
Robert Hospyan |
|