Kevin Smith

Pour beaucoup, Kevin Smith n’est que le nom civil derrière lequel se cache le fameux personnage de Silent Bob. Pour les autres, Smith est synonyme de réalisateur/scénariste exceptionnel qui sait représenter à merveille le quotidien adolescent des années 90 et 2000, en digne héritier de John Hughes. Pourtant, malgré ses succès relatifs outre-Atlantique, l’Hexagone est encore très loin de le connaître et de le reconnaître, mis à part quelques fans de la première heure. Profitons de la sortie de son nouveau film, Clerks 2, pour présenter la personne et le personnage qu’il est.

YEAR ONE

Kevin Smith est considéré par beaucoup comme l'un des rois du film indépendant des années 90. Né le 2 Août 1970, il est le fils d'un employé des postes de la ville de Red Bank, dans le New Jersey. Il traverse une enfance sans véritable histoire, dans une ville pauvre, et passe le plus clair de son temps à regarder la télévision pendant des heures, à lire sans fin des bandes dessinées et à assister à la messe chaque dimanche. On comprend vite comment le personnage va évoluer. Au début de l’âge adulte, il va faire un tour à l’université, où il passe un trimestre, puis suit pendant quatre mois des études cinématographiques. Il rentre ensuite chez lui où il va travailler au magasin Quick Stop, une supérette de Leonardo, petite ville du New Jersey, où il gagne 5$ de l’heure. Comme il s’y ennuie à mourir, il décide d’écrire le scénario de Clerks, l’histoire d’un vendeur de supérette sans avenir, qui glande et "refait le monde" avec son pote du vidéoclub voisin, et qui réussit à changer sa vie et à trouver le grand amour dans une même journée sans sortir de son commerce.

Smith écrit le film en un mois, le tourne en noir et blanc dans le magasin converti en studio après les heures d'ouverture et emprunte 27 575 $ sur différentes cartes de crédit pour pouvoir le financer. Le film connaît un immense succès aux festivals de Cannes et de Sundance, où il rafle deux prix, ainsi qu’au festival de Deauville. Miramax achète et distribue le film, qui peut ainsi être présenté partout dans le monde, où il rapporte 3,2 M$. Smith signe alors un contrat pour réaliser plusieurs films sous leur label. Puis arrive Les Glandeurs (plus connu sous le titre de Mallrats). En 1995, le deuxième film de Smith met en scène Jason Lee, Jeremy London et Shannon Doherty, déambulant dans un centre commercial. Le film, placé sous la bannière Universal, fait malheureusement un four et se récolte une pluie de critiques incendiaires. Pour Smith, c’est un retour à la case départ. Mais loin d’être abattu, il se lance dans l’aventure Méprise multiple (Chasing Amy). Sorti en France à l’hiver 1997, le film met en vedette Ben Affleck et Joey Lauren Adams, deux personnes qui tombent amoureuses l’une de l’autre malgré l'homosexualité du personnage féminin. Le film ramasse le prix du meilleur scénario aux Independent Spirit Awards, ainsi que le prix de meilleur acteur de second rôle pour Jason Lee. Il est aussi élu sur la liste des dix meilleurs films de l’année par les magasines Times et Rolling Stone.

Puis vient l’affaire Superman. Warner Bros commande à Smith un scénario pour relancer la franchise Superman. Le sujet en est la mort du super-héros puis sa résurrection. Smith livre le script, intitulé Superman Lives. Le réalisateur Tim Burton et l’acteur Nicolas Cage sont aussi de l’aventure. Mais les histoires internes de Warner ne font guère avancer l’affaire, puis de nombreuses "divergences d’opinions artistiques" font que Burton refuse de filmer le scénario de Smith. Chacun repart donc dans de nouvelles directions, laissant le projet en suspens. La même année, il se relance dans la production en passant le scénario de Will Hunting aux frères Weinstein, et offre ainsi à ses désormais amis Matt Damon et Ben Affleck le point de départ de la carrière qu’on leur connaît. Juste avant le scénario de Clerks, Smith avait déjà écrit celui de Dogma, mais il l’avait mis de côté, histoire de réunir les fonds nécessaires pour obtenir des effets spéciaux corrects. Jugé comme son film le plus important (à l’époque) mais aussi comme le plus controversé, Dogma raconte l’histoire de deux anges déchus qui trouvent dans la Bible un moyen leur permettant de retourner au Paradis. Avec la réputation qu’il s’est acquise après Méprise multiple, il recrute sans aucun problème des acteurs comme Alan Rickman, Chris Rock ou encore Salma Hayek pour venir épauler ses amis Ben Affleck, Matt Damon et Jason Lee.

Le film récolte des critiques extrêmes et certains groupes religieux font pression pour interdire sa sortie. Disney (société mère de Miramax) décide de ne pas distribuer le film, laissant les pleins pouvoirs à Miramax qui, par sa filiale Lions Gate, arrive à faire circuler le métrage dans les salles américaines. 30 millions de $ plus tard, Smith installe un peu plus sa réputation. En 2001, pour conclure les histoires de ses personnages de Jay et Silent Bob, Smith écrit et réalise Jay & Bob contre-attaquent. Ce film marque la fin des histoires de ses deux héros, la fin des délires assumés et n’est quasiment fait que pour les fans. Il réussit à faire jouer la plupart des acteurs de ses autres films, en forme d’hommage à son univers et, malgré le coté private joke de l’entreprise, le film récolte près de 40 millions de $ à travers le monde. Il est temps pour Jay et Bob de tirer le rideau. Place au nouveau Kevin, l’homme marié et père d’une petite fille, qui sera l'élément déclecheur de son Père et fille. Après ce film, Miramax lui a offre l’adaptation du Frelon vert pour le grand écran, mais, ne se sentant pas les épaules assez larges, il décline l'invitation de la réalisation car il pense qu’il ne sera pas capable de gérer les grosses scènes d’action. Malgré tout il conserve le poste de scénariste, repoussant alors son projet de réadaptation de la série romancée Fletch (qui avait déjà connu des adaptations cinéma avec Chevy Chase dans le rôle-titre) avec Jason Lee.Depuis, le projet du Frelon vert ne semblant pas décoller, Kevin a repris la plume et s'est retourné vers ce qui a tout déclenché: Clerks. Avec la suite de son film culte, Smith revient à ses origines et se permet ainsi de dresser un certain bilan en se demandant ce qu'il vient de se passer ses dix dernières années. La trentaine bien entamée, il devait surement se demander ce qu'avait pu devenir ses personnages fétiches, soit la version imagée de sa propre histoire. Et grand bien lui a pris puisqu'il a encore unnombre incalculable de choses à nous dire. Quelque part, on espère vraiment le 3. Peut-être en commencera t'il l'écriture aprés Red state?

VIEWASKEWNIVERSE

Qu’est ce que l’univers Viewaskew? C’est tout simplement l’univers de Smith au travers de sa boîte de production. C’est l’élément commun au fonctionnement des films, des bandes dessinées, de Jay et Silent Bob, de ses magasins Secret Stash (magasin de comics et dédié à ses films), de l’humour et de l’amitié. La boîte de production, c’est celle derrière laquelle se cachent Smith et son pote Scott Mosier, rencontré sur les bancs de la fac de ciné. Les deux comparses se sont promis d’être chacun producteur des films de l’autre, mais alors que Mosier n’est pas encore passé à la mise en scène, celui-ci a tenu parole puisqu’il a été producteur sur chacun des métrages de son ami barbu. Ce qui n’a pas empêché Smith de tâter de la production puisque ensemble, ils ont produit Clerks, Père et fille, mais surtout Will Hunting.

Viewaskew, c’est aussi l’univers de Jay et Silent Bob. Ces deux énergumènes, sortis tout droit des plus gros délires de Smith et de son ami Jason Mewes. A eux deux, ils sont l’élément fondateur du groupe Viewaskew, élément a qui les fans s’identifient, élément exutoire propices aux joints, aux blagues les plus crues et à l’humour pipi caca, malgré un côté sérieux, sage et bon penseur que Silent Bob utilise dans chaque film. Car malgré l’aspect "boulet" qu’il peut véhiculer, il est l'ossature lourde du couple, un élément essentiel de la colonne vertébrale de ce microcosme du New Jersey ainsi que l'entité qui emmènera vers la solution des problèmes. Nourri par ses fans, il n’hésite pas à utiliser Jay et Bob dans quelques recueils de bandes dessinées parues chez l’éditeur Oni Press, où l’on peut suivre leurs nouvelles aventures, ou encore dans la série Chasing Dogma, qui fait le lien entre ses films Méprise multiple et Dogma. Et pour finir, ce sont aussi ces deux "tarés" qui font aussi les principales jonctions entre les films, puisque véritables phénomènes à l’intérieur même des histoires; tous les héros ou presque les fréquentent ou les répudient mais en tout cas les connaissent.

FAN DE

Tout au long de sa filmographie, il y a trois points essentiels que Smith s’évertue à toujours placer. Le premier de ces points est les interconnexions entre ses personnages. Ainsi, on verra que Mallrats se passe une journée avant Clerks, car les personnages de T.S. et Brandi parlent de la mort de l’une de leurs amies, dont Dante et Randal se rendront à l’enterrement. Tricia Jones, l’étudiante en sexologie de Mallrats, n’est autre que la sœur d’Alyssa dans Méprise multiple. Randal et Brodie (Mallrats) partagent le même cousin aux mœurs déviantes. On apprend que Alyssa a une amie qui a couché avec un mort avant de se faire interner. Ce n’est autre que Caitlin, et cette l’histoire se passe dans Clerks. Et les personnages de Jay et Silent Bob de faire la transition entre tous ces films et personnages.

Un autre des points commun à tous ces films est la référence au cinéma que Kevin aime, notamment la "sainte" trilogie Star Wars et Les Dents de la mer. Si le dialogue autour du chantier de l’étoile noire est devenu culte dans Clerks, Smith utilisera "la force" dans Mallrats, fera philosopher ses héros sur la fausse apologie du racisme autour de Dark Vador dans Méprise mutiple, et fera référence à la scène de la cantine de l’épisode 4 dans Dogma. Même Père et fille y va de sa petite référence, puisque la jeune Raquel Castro y place un "Punch it, Chewy" tout en finesse et toujours bien placé. Mais la consécration du fan est venue lorsque Mark Hamill et Carrie Fisher ont accepté de jouer un rôle dans son Jay & Bob contre-attaquent. Depuis les geeks ont continué leur chemin et ont découvert la trilogie du Seigneur des anneaux. Mais Smith, au travers de son personnage de Randal, s'evertue à redresser la balance en faveur des films de Lucas (surtout sur la première trilogie) et signe dans Clerks 2 une petite joute verbale quipourrait figurer au panthéon des meilleures scène de sa filmographie. Pour ce qui est des Dents de la mer, même si les héros de Mallrats portent les noms de Quint et Brodie Bruce (Bruce étant le nom donné par l'équipe du film à la maquette du requin), le plus bel hommage est la reconstitution de la scène de comparaison des cicatrices. Car, en plus du décor qui ressemble à la cabine du bateau de pêche du film de Spielberg, Smith y place aussi ses dialogues de cicatrices mais basés sur les aventures sexuelles de ses protagonistes. Il cite aussi le fameux "We’re gonna need a bigger boat!" dans Clerks. Plusieurs autres références visuelles ou dialoguées sont aussi décelables, comme celles à la saga Indiana Jones ou aux films de John Hugues.

Enfin, ce qui se retrouve aussi dans chacun de ses films, ce sont des références aux comics. Lui qui a dû vendre sa collection pour financer Clerks a toujours mis un point d’honneur à citer comme référence ce qui constitue une partie essentielle de sa culture. Ainsi, Brodie (Mallrats), lui aussi collectionneur, veut se rendre à une mini convention qui a lieu dans le centre commercial. Il tiendra une conversation entière autour de la sexualité des super-héros et il croisera même le "pape" Stan Lee, avec qui il discutera. L’histoire de Méprise multiple tourne dans son intégralité autour de ces bandes dessinées puisque tous les personnages vivent dans cet univers. Holden McNeil et Baky Edwards sont respectivement dessinateur, encreur et scénaristes du comic book Bluntman & Chronic - inspiré de leurs amis Jay et Silent Bob -. Alyssa est elle-même créatrice de comics et leur ami commun Hooper X est carrément l'un des emblèmes du support car rare représentant de la communauté afro-américaine dans ce milieu. Dans Dogma, un des triplés démoniaques porte un t-shirt à l’effigie d’Hellboy et le personnage de Bartleby fait référence à Hulk lorsqu’il prononce "You wouldn't like me when I'm angry". Pour finir, dans Jay & Bob contre-attaquent, les deux énergumènes principaux se rendent à Hollywood pour empêcher le tournage de l’adaptation de leurs aventures, d’après la BD de Holden McNeil et Banky Edwards de Méprise Multiple. Ou l’art et la manière de mêler références et interconnexions.

HEROS-INOMAN

À force de parler des super-héros, et ce, avec talent et une excellente interprétation, les maisons d’éditions ne tardent pas à lui faire de l’œil. S’il scénarise déjà les aventures de ses personnages Jay et Silent Bob (Bluntman & Chronic, Clerks: the Lost Scene, Chasing Dogma, …) pour la société Oni Press, c’est la fameuse maison aux idées qui lui donne l’opportunité d’assouvir ses penchants scénaristiques pour le 9e art. Il se trouve ainsi, convié par Joe Quesada (dessinateur et président de Marvel), à collaborer aux nouvelles aventures de l’homme sans peur: Daredevil. En grand fan du diable rouge, il va renouer avec la période qui a fait exploser le titre, celle de Frank Miller, où le héros, en plus de la dualité de son esprit et du calvaire professionnel, se retrouve embourbé dans une histoire de vengeance et entre plusieurs histoires d’amour. À cela, Kevin ramène l’ultime méchant Bullseye sur le devant de la scène et triture l’avocat du diable dans une histoire christique.

À moins que tout cela ne soit que du cinéma. Et Smith, en jusqu’au-boutiste, d’y placer ses éternelles références à Star Wars et aux Dents de la mer, ainsi que quelques clins d’œil aux personnages de Jay et Silent Bob. Succès immédiat, la saga en huit parties se retrouve très vite parmi les meilleures ventes, les fans du héros vantant tous la qualité de l’histoire et des dialogues en plus des magnifiques illustrations de Quesada. Triomphe oblige, la maison concurrente, DC Comics, lui demande d’écrire pour l'un de leurs personnages, tombant dans les limbes de la vente: Green Arrow. Une issue en quatre parties et Smith rien qu’avec son nom et son style inimitable redresse les ventes de manière vertigineuse, pour le plus grand plaisir de tout le monde. Depuis, il a opéré un retour vers Marvel en s’occupant de hors-séries sur les franchises Daredevil et Spiderman, mais le temps qu’il prend à s’occuper de ses films, de sa famille et de tout l’univers Viewaskew l’ont empecher de finir ces deux sagas dans un delai raisonnable. D'ailleurs, on attend toujours la suite des aventures du diable rouge de Hell's Kitchen. Certains disent le projet enterré, d’autres espèrent toujours qu’il se remettra au travail très vite. D'autant qu'il à pris le temps de participer à la mise en page de la préquelle de Southland tales, oeuvre narrant le première partie du prochain film de Richard Kelly. En attendant, il n’a toujours pas planché sur les scénarii d’autres œuvres tout droit sorties de son univers du New Jersey, comme Bartleby and Loki, Tales from Askewniverse ou encore Les Nouvelles Aventures de Bluntman & Chronic, qu’il avait annoncée il y a quelques années. Wait and see.

par Christophe Chenallet