Clerks, les employés modèles
Clerks
États-Unis, 1994
De Kevin Smith
Scénario : Kevin Smith
Avec : Jeff Anderson, Jason Mewes, Brian O'Halloran, Kevin Smith
Photo : David Klein
Durée : 1h32
Dante est caissier dans une épicerie du New Jersey. Randal est employé dans le vidéoclub voisin. Les deux amis débattent régulièrement des sujets les plus divers. Et parfois, la routine laisse place à des journées pour le moins étonnantes. Bienvenue dans l’une d’entre elles.
GENERATION 90
Le début des années 90 ou l'émergence du cinéma indépendant et des nouveaux auteurs. Les frères Weinstein et leur fameuse société Miramax ont plus que le vent en poupe et la nouvelle ère de réalisateurs démerdards, pugnaces, forts en gueule et n’ayant rien à perdre débarque avec Quentin Tarantino et Robert Rodriguez en fer de lance. Le cinéma américain est alors en train de changer. Les vielles recettes hollywoodiennes fonctionnent toujours, mais un indiscutable ras-le-bol se fait sentir chez une certaine tranche du public qui semble vouloir se tourner vers de nouveaux horizons ou, en tout cas, paraît être demandeur d’une alternative aux grosses machines ou futurs succès vidéo. Et c’est dans cette sphère en mouvement que débarque Kevin Smith, jeune mâle de 24 ans natif du New Jersey qui, après un passage avorté dans une école de cinéma à Vancouver, vend sa collection de comic books, emprunte de l'argent et va même jusqu'à pipeauter Kodak pour obtenir un joli rabais sur la pellicule afin de réaliser son fameux et instantanément vénéré Clerks. Car oui, ce petit film quasi improbable symbolise l’une des meilleures définitions du terme "film culte", à une époque où l’on utilise la formule un peu trop à tort et à travers, à savoir qui suscite l’enthousiasme complet d’un public généralement restreint. Car si le film n’est pas encore totalement connu du grand public (est-ce un mal?), chaque personne le découvrant devient immédiatement fan et s’empressera toujours de vouloir le faire découvrir à ses amis cinéphiles. N’est-ce pas finalement le meilleur cheminement possible pour continuer le respect dû à l’œuvre et à son icône de réalisateur?
PARLE AVEC LUI
Inspiré par Slacker (1991), premier véritable essai du cinéaste Richard Linklater ("Voir ce film m’a donné une confiance énorme", dixit Smith), et par La Divine Comédie de Dante Alighieri, le cinéaste en herbe suit à la lettre l'adage selon lequel, pour faire un bon film, il faut parler de ce que l'on connaît. Et Smith, qui est alors en pleine reconsidération de son avenir, de prendre une caméra et d’écrire ce qu’il connaît et vit car "merde, si ce con [Linklater] peut faire son film à Austin, Texas, et qu’un type comme moi l’apprécie, qu’est-ce que j’attends pour faire une film dans le New Jersey, bon sang?J’en suis capable bordel!". En cela, il s’évertue donc à signer une comédie intelligente sur la fin de l'adolescence et le début de l'âge adulte au travers de deux glandeurs coincés entre deux âges et de la faune qui compose leur dur mais finalement banal quotidien. Tourné en noir et blanc durant la nuit - au Quick Stop de Leonardo, la supérette où Smith travaille de jour - et avec les moyens du bord et l'aide d'une infaillible bande de potes (en commençant par son producteur Scott Mosier, rencontré sur les bancs de son école de cinéma), Clerks est un véritable festival de propos machistes et orduriers que seuls un humour potache mais décalé, un grand sens de l’autodérision et de l’analyse ainsi qu’une formidable notion du dialogue rendent irrésistible. Smith pose ici les bases de son futur cinéma: celui de la réplique culte et du dialogue décalé, le tout placé au milieu de séquences incroyables de réalisme, que bien des cinéastes en herbe essaieront de copier sans jamais réussir à l’égaler, croyant qu’il suffit de poser sa caméra devant deux potes qui parlent de tout et de rien pour obtenir un film digne de ce nom.
ESPRIT REBELLE
Dès ses débuts, Smith impose son style, tant thématique qu'esthétique. Visuellement, c'est simple, il n'y a rien (comprendre que Smith en est encore à ses balbutiements en termes de mise en scène et que sa réalisation est plus que perfectible). Mais il sait exploiter au possible les inconvénients de son tournage hasardeux comme en témoigne (entre autres) la bonne idée du store coincé, qui n'est là au départ que pour faciliter le raccord lumière et qui se termine en un running gag crédible. Et s’il parviendra au fur et à mesure de ses films à une forme moins plate, on peut dire qu’ici il n'y a rien qui ne soit à la portée de n'importe quel débutant. Au niveau du fond par contre, l'auteur évoque déjà les problèmes relationnels qui trouveront un écho dans Mallrats et surtout dans Méprise multiple. Mais, plus notablement, c'est tout le vocabulaire Smith qui est déjà présent dans cette œuvre matricielle. Les comics, Star Wars, Les Dents de la mer et le hockey sur glace animent les nombreux bavardages du duo central (dynamique propre aux cinq premiers films de Smith) au même titre que nombre de dialogues, monologues et autres blagues axés sur le sexe. De ce fait, il a été très simple de le cataloguer comme étant le stéréotype même du réalisateur de comédies scatologiques pour ados attardés. Mais s’arrêter à de telles considérations serait amoindrir la force de son œuvre, Clerks en premier lieu. Car au final, n’ose-t-il pas à mettre en scène tout haut ce que tout le monde pense tout bas, ou ce que n’importe quel adulescent avec un tant soit peu de recul a déjà vécu et/ou pensé sans l’affirmer bien fort? Ainsi pourrait se définir Clerks. Miroir générationnel qui a su capter les questions et les actes d’une époque, reflet d’une pensée et d’actes définis et inscrits dans une ère, un peu comme Breakfast Club (John Hughes, 1985) en son temps – Smith voue d’ailleurs un culte reconnu à la trilogie culte de Hughes qui comprend aussi Sixteen Candles et La Folle Journée de Ferris Bueller.