Jim Jarmusch
Epopées nonchalantes, les films de Jim Jarmusch célèbrent les noces fécondes entre l’image et la poésie, la musique et les lettres. Epaulé par un impressionnant cortège de mythes contemporains (Nicholas Ray, Iggy Pop, Screamin’ Jay Hawkins, Joe Strummer…), Jarmusch n’a de cesse de sublimer les marginaux, les démunis et les recoins ignorés de la Grosse Pomme. Ses personnages farceurs et indolents, pierrots de l’ordinaire, ont en commun une seule obsession. Fuir pour mieux dompter sa solitude. Qu’importe s’il s’agit d’un conte urbain ou d’une ultime traversée du Styx.
STRANGERS WHEN WE MEET
Une rencontre. Les portraits jumeaux de Coffee and Cigarettes résument à merveille l’envers du décor. Avant de raconter une histoire, les films de Jim Jarmusch donnent à aimer des tempéraments, losers patentés, guerriers d’un autre âge, ou fines fleurs de l’errance. A deux, à trois, en confréries solidaires ou petites bandes détachées, les virées digressives mettent en lumière des rapports de connivences et de résonances, une pelote d’Ariane qui se déroule doucement, capricieusement d’un plan-séquence à l’autre. Même terrés dans une vie monacale, les citadins désabusés ne sont jamais véritablement seuls. De l’autre bout du monde, à quelques foulées d’un pavillon, tressaillent les mêmes compagnons d’infortune. Huit cents dollars en échange d’une voiture volée: Aloysius Christopher Parker se précipite sur son passeport et boucle sa valise pour prendre le ferry. Sur le quai, il croise un jeune homme de son âge, l’élégance incarnée. L’un pourrait être le double négatif de l’autre. Lui revient de Paris et tente sa chance à New York. Abandonnant une mère à l’asile et une amie passive, Aloysius s’apprête à effectuer le trajet inverse. "Paris sera ton nouveau Babylone", lui souffle l’inconnu. Le générique de fin défile sur l’image d’un continent-symbole qui s’évanouit peu à peu. Permanent Vacation, le bien nommé film de fin d’études boudé par les professeurs, pose les principales fondations de l’école Jarmusch. Un ennui qu’on affiche comme un écusson, une torpeur égayée par des sursauts de jazz et de folie incontrôlée. Les promeneurs sont d’éternels touristes en transit, étrangers à une société hostile.
ROSE DES VENTS
Un voyage. Yokohama et Memphis. Cleveland et Machine Town. Trois petits tours et puis s’en vont: les taxi circulent librement de la Cité des anges à Paris, en passant par Rome ou Helsinki. Bercés par le cahin-caha d’un train, Jun et Mitsuko s’embarquent pour le vaisseau fantôme du rock (Mystery Train), pendant que William Blake le comptable effarouché voit défiler en accéléré l’Ouest américain (Dead Man). Réponse amoureuse à John Cassavetes, aux formalistes asiatiques (Yasujiro Ozu, Seijin Suzuki) et européens (Robert Bresson, Carl Dreyer), la filmographie de Jim Jarmusch fait sauter les enclos et les circuits sectaires. Flux et reflux des voyageurs, ronde des musiciens, exil des acteurs; le dilettante revendiqué, fils d’une ancienne critique de l’Akron Beacon Journal, ne rechigne jamais à enfiler ses bottes de sept lieues. A dix-sept ans, l’étudiant quitte son Ohio natal pour New York, profite d’un échange scolaire pour s’envoler à Paris. L’effervescence de la capitale le séduit tellement qu’il y reste une année, le temps d’apaiser sa fringale cinéphile. Assistant de Nicholas Ray et de Wim Wenders grâce à qui il financera la version longue de The New World (Stranger than Paradise), Jarmusch se glisse d’une chapelle à l’autre: plate-forme punk (la crête peroxydée en témoigne, de même qu’une formation de jeunesse, les Del-Byzanteens), tremplin rock-hip hop-jazz-blues et amitiés glanées ici et ailleurs, réalisateurs d’horizons familiers (Claire Denis, Emir Kusturica, Aki Kaurismäki), toile scintillante de personnalités. A peine huit longs métrages en vingt ans; Jim Jarmusch cultive l’art de l’attente.
PARADIS ARTIFICIELS
Un poème. Nobody le bienfaiteur providentiel achemine William Blake vers sa dernière demeure. L’Indien assimile volontiers le souffreteux à son homonyme, le poète londonien. Les adolescents de Permanent Vacation récitent à voix haute les textes moroses qui les obsèdent. Ghost Dog respecte à la lettre les préceptes de l’Hakagure, Le Livre du samouraï et l’offre en héritage à une petite fille. Faiseur d’intrigues lilliputiennes, négligent les plus élémentaires règles de syntaxe, Jim Jarmusch ne se résout à empoigner la caméra qu’une fois toutes les pièces du puzzle réunies. Ses longs métrages, imprégnés de prose désenchantée, ne se soucient guère de la cohérence d’une histoire ou de la rigueur des jointures. Dead Man mûrit lentement, à partir de notes de voyage, de visions sépulcrales, et conserve ce caractère flottant, indécis. Stranger than Paradise fait du fondu au noir une frémissante signature esthétique. Zack et Jack, les détenus de Down by Law, hurlent leur désespoir avant de courir à travers champs, au milieu de nulle part. Jarmusch fait primer l’atome sur le noyau dur. Aux déferlements de la raison, il préfère les intermittences et les dérives. Les césures narratives sont autant d’enjambements et de respirations limpides, à la manière d’un quatrain ou d’une élégie. Récréations simultanées, flash-backs contradictoires, ressassements des mêmes situations: Jarmusch distord le temps en imposant un montage musical et incisif. Neil Young compose instinctivement la bande originale de Dead Man. RZA lui livre une matière plus dense, mais plus souple. Au réalisateur d’organiser son plan de travail en puisant dans les samples infernaux.
REVES D’ICONES
Un visage. Jim Jarmusch a gardé en mémoire l’aphorisme de son tuteur Nicholas Ray. Ce dernier compare le jeu d’acteur à la maîtrise du pianiste: "Le dialogue n’est que la main gauche, la mélodie se trouve dans les yeux." (The Guardian, novembre 1999). Chez Jarmusch, une esquisse ne prend véritablement forme qu’avec l’intrusion des comédiens. C’est en pensant à Forest Whitaker, Charlie Parker dans Bird de Clint Eastwood (heureuse coïncidence pour un inconditionnel de musique), qu’il cisèle l’image du tueur silencieux: Ghost Dog, garant d’une tradition ternie, homme-oiseau invisible, ouvert aux inflexions et aux crispations du monde. Amulette au cou, le samouraï en tenue de rapper attend la mort aussi sereinement que William Blake en peau de bête est prêt à s’évaporer à tout moment. Les rôles cousus à même la peau profitent si bien à leurs interprètes, que le mariage inconnu / reconnu devient une évidence. Les intervenants de Coffee and Cigarettes ricanent de leur propre statut d’icône et s’inventent une vie en marge de celle véhiculée par les media. Gena Rowlands à l’arrière d’un taxi (Night on Earth), Robert Mitchum la moue menaçante (Dead Man): les légendes continuent de s'épanouir. Ce n’est pas un hasard si le court métrage Int. Trailer Night accompagne dix minutes de la vie d’une actrice (Chloë Sevigny). La virtuosité de Jim Jarmusch repose sur un syncrétisme émouvant, où les confusions du langage et de la culture ne freinent jamais une amitié.
Filmographie sur FilmDeCulte
- 2019 (Réalisateur) Dead don't die (The)
- 2019 (Scénario) Dead don't die (The)
- 2016 (Réalisateur) Paterson
- 2016 (Scénario) Paterson
- 2013 (Réalisateur) Only Lovers Left Alive
- 2013 (Scénario) Only Lovers Left Alive
- 2008 (Réalisateur) Limits of Control (The)
- 2008 (Scénario) Limits of Control (The)
- 2005 (Réalisateur) Broken Flowers
- 2005 (Scénario) Broken Flowers
- 2004 (Réalisateur) Coffee and Cigarettes
- 2004 (Scénario) Coffee and Cigarettes
- 1995 (Réalisateur) Dead Man
- 1995 (Scénario) Dead Man
- 1989 (Réalisateur) Mystery Train
- 1989 (Scénario) Mystery Train
En savoir plus
2005 Broken Flowers 2004 Coffee and Cigarettes 2002 Ten Minutes Older: The Trumpet (court métrage) 1999 Ghost Dog, la voie du samouraï 1997 Year of the Horse (documentaire) 1995 Dead Man 1991 Night on Earth 1989 Mystery Train 1986 Down by Law 1984 Stranger than Paradise 1982 The New World (court métrage) 1980 Permanent Vacation