Wes Anderson

Wes Anderson
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Réalisateur, Scénario
États-Unis

L’œil malicieux, la mèche disciplinée, le costume caramel cintré, raccourci d’une demi-taille. La veuve de Roald Dahl lui trouve un étrange air de ressemblance avec Mr Fox. Rusé et fantasque, comme son personnage, le grand et filiforme Wes Anderson a bâti de toutes pièces un monde trognon et dépressif qui ne ressemble qu’à lui. On le dit bourreau de travail, hypersensible, maladivement perfectionniste. C’est avant tout un architecte anxieux pour qui l’improvisation a rarement sa place, un amoureux du détail et de l’enluminure. Car chaque fragment de l’édifice raconte à lui seul une histoire. Wes Anderson anticipe et supervise tout, de la texture d’une cravate au grammage d’un papier à lettres. Loin de n’être qu’un ravissant écrin pour dandys désœuvrés, son royaume tragi-comique est aussi un puits de tristesse : on montre ses bleus, on y meurt parfois, on se cache pour pleurer.

PROLOGUE : AU REVOIR PAPA

Benjamin de trois frères, Wes Anderson est en CM1 quand la foudre s’abat sur son cartable. Sa mère Anne, archéologue, et son père Melver, publicitaire, se séparent. Les enfants restent auprès de leur mère. Melver plie bagage et ne réapparaît que le week-end. L’histoire est ordinaire, mais suffisamment marquante pour donner naissance à de grandes épopées. De Rushmore à La Vie aquatique, de La Famille Tenenbaum à Fantastic Mr Fox, la figure du père (héros et imposteur, absent ou démissionnaire) hante la filmographie de Wes Anderson. On s’étonne à peine de le voir produire Les Berkman se séparent, le film de son ami et co-scénariste Noah Baumbach, lui-même issu d’une famille éclatée. Le père de Wes Anderson n’a pourtant ni la prétention d’un Steve Zissou (Bill Murray) ni la condescendance d’un Royal Tenenbaum (Gene Hackman). S’il reconnaît s’inspirer de son vécu à Houston, parfois même inconsciemment, Anderson préfère s’arranger avec la réalité, faire mieux qu’elle. Son enfance à lui est plutôt heureuse. La séparation de ses parents provoque un regain d’imagination. C’est l’âge où les illusions se fanent, mais d’autres bizarreries les remplacent. Le petit Wes est très productif : il écrit (des adaptations de La Légende du Cavalier sans tête, du siège de Fort Alamo avec Davy Crockett), il dessine, ment comme il respire, s’invente un château dans les Pyrénées, une existence extraordinaire. Bricoleur dans l’âme, il conçoit les décors d’un spectacle de marionnettes et met en scène une pièce de théâtre pour l’école. Il réalise des parodies d’Indiana Jones et de Star Wars en super 8 avec ses frères Eric et Mel. Max Fischer (Jason Schwartzman), l’ado de Rushmore aux mille et une activités parascolaires (rédacteur en chef, écrivain, réalisateur, meneur de débat, manager, chef d’orchestre, président de club… et ceinture jaune de karaté), n’est finalement pas si éloigné d’Anderson.

CHAPITRE 1 : VOYAGE AUTOUR DE MA CHAMBRE

On le croit new-yorkais, mais c’est un authentique texan. Toute son adolescence, Wes Anderson rêve de Big Apple à travers la littérature (Scott Fitzgerald, J.D. Salinger, Edith Warton…). Son principal régime consiste à engloutir des livres, dévorer des disques, s’empiffrer de films (Hitchcock, Godard, Truffaut, Fellini, Capra, Huston, Melville, Renoir, Scorsese, Friedkin…). La lecture du magazine New Yorker le passionne et le frustre : il recense toutes les festivités qu’il rate. Mais l’éloignement géographique et le décalage temporel forgent son sens aiguisé de l’absurde. Il voit et vit les choses différemment. Tout n’est qu’affabulation, reconstruction mentale. Les images séduisantes de ses films ne correspondent pas forcément aux mots, crus (ou cruels). La réalité est brouillée. Dans La Vie aquatique, Bill Murray incarne à merveille ce contretemps comique. Chez Anderson, les héros arrivent en retard, ratent le train, courent après le temps perdu. Les adultes vivent reclus dans leur enfance, et les enfants émancipés ont pris de l’avance sur leurs parents. Quand Anderson tourne La Famille Tenenbaum, c’est un New York fantasmé qu’il envisage comme un tapis de jeux, avec ses camions de pompiers rutilants. Wes Anderson rêvait d’être écrivain, mais la solitude le rebute. C’est un paresseux par intermittences. Il n’y a que le cinéma pour structurer sa pensée. A la fac, il choisit la même filière que son grand frère. Mais la philosophie l’ennuie. Il se tourne, sans trop de conviction, vers des ateliers d'écriture. En cours, il reconnaît l’un de ses siens, un étudiant à la sensibilité étonnamment proche de la sienne. C’est un texan de Dallas, le benjamin isolé d’une famille de trois frères, à la scolarité houleuse. Il s’appelle Owen Wilson. Leur amitié est si fusionnelle qu’ils s’installent dans la même chambre d’étudiants. Ils passent leurs journées à noircir des cahiers et s’épancher sur leurs obsessions culturelles. Jusqu’au jour où ils co-écrivent Bottle Rocket (les trois frères Wilson seront mis à contribution pour le casting). Remarqué à Sundance, le court métrage devient un long, deux ans plus tard.

CHAPITRE 2 : JE VAIS MAL, NE T’EN FAIS PAS

Bottle Rocket s’ouvre sur une scène d’évasion, et plus précisément l’évasion d’un institut psychiatrique. Anthony (Luke Wilson) sort à peine d’une dépression. S’ils donnent parfois le sentiment d’être enfermés dans une adorable maison des Sylvanias, emplie de lapins et de chatons inoffensifs, les héros de Wes Anderson ne cessent de fuir et de s'esquiver. Bottle Rocket est le récit d’une cavale. Les pères (Herman Blume, Royal Tenenbaum, Steve Zissou, Mr Fox) fuient, tant qu’ils le peuvent, leurs responsabilités. Les épouses prennent le large à la suite d’une rupture ou d’un deuil (Etheline Tenenbaum, Eleanor Zissou, Patricia Whitman – toutes les trois sont d’ailleurs interprétées par Angelica Huston). Richie Tenenbaum (Luke Wilson) part le plus loin du monde noyer une déception sentimentale. Jack Whitman (Jason Schwartzman) s’exile à Paris pour semer une ex (Natalie Portman) qui le tourmente (Hôtel Chevalier). Dans A bord du Darjeeling, les trois frères s’entendent dire par leur mère, réfugiée dans un couvent, cette réflexion laconique : "On ne s’en remettra jamais, mais ça va." Chez Anderson, la dépression n’est pas un accessoire de plus. C’est le fond du problème. On a beau taire sa douleur, la guérison n’est possible que si chacun admet son mal-être. "J’ai besoin d’aide", "Je suis pas bien dans ma tête" : Chas Tenenbaum et Jack Whitman laissent s’échapper ces mots, et c’est presque un soulagement. Angoissés, tétanisés par la peur, rongés par leurs phobies, incapables de grandir, Chas (Ben Stiller), Margot (Gwyneth Paltrow) et Richie (Luke Wilson) se réfugient tous dans la maison de leur enfance, à l’endroit même où leur dépression s’est déclarée. Le temps s’est arrêté pour eux. Ils n’ont pas quitté les déguisements de leur enfance. Les chambres-capharnaüms sont restées les mêmes. Le mal est familial, mais c’est à travers la famille recomposée qu’on guérit. Les retrouvailles programmées ou forcées se révèlent un inattendu réconfort (Francis impose un voyage spirituel à ses frères, Royal s’invente un cancer pour réunir les siens autour de lui). Après l’échec relatif de La Vie aquatique, Wes Anderson sombre lui aussi dans une semi-dépression. A son tour, il réunit sa famille de cœur : ses meilleurs amis Jason Schwartzman et Roman Coppola. Le réconfort passera par l’écriture, un long processus de plus d’un an, avant un voyage à trois en Inde – comme les frères Whitman du film.

CHAPITRE 3 : TOUT AU FOND DE LA BOÎTE

Anderson aime l’usure, la patine du temps, la nostalgie des standards des années soixante. Steve Zissou, version fanfaronne du commandant Cousteau, travaille à l’entretien de sa propre mythologie. Sa vie est un spectacle permanent. Son bateau, le Belafonte, dispose même d’un studio d’enregistrement. Comme sa mère archéologue, Wes Anderson déterre les souvenirs et ne veut rien oublier. Tout est archivé et religieusement conservé. Zissou a conservé la lettre de son fils pendant vingt ans. Jack et Margot ont écrit leurs mémoires, sous couvert de fiction. Le cerveau en ébullition, Wes Anderson a une idée très précise de ce qu’il veut. C’est le principal reproche fait à l’encontre de son cinéma : le sur-cadrage, les vertigineux effets de symétrie, les récurrentes poupées russes, l'amoncèlement de bibelots, la folie galopante du collectionneur érigeant un musée à sa propre gloire. C’est une boîte bien pleine. Il y a un caractère résolument fataliste à sa mise en scène. Les héros sont entre les mains d’un narrateur omniscient (une voix off) ou échappés des pages d’un livre déjà écrit (quand il ne s’agit pas tout simplement d’une adaptation, comme Fantastic Mr Fox). On parcourt le film comme on feuillette les pages d’un album désuet, d’un œil fétichiste. La tranche de la couverture, la bave de l’encre, le choix de la typographie : rien n’est laissé au hasard. Anderson chérit les polices Futura et Helvetica pour leur raideur. Le principe de mise en abyme (les personnages assistent à des avant-premières ou à des représentations théâtrales) créé un effet de distance et accentue l’artifice. Fantastic Mr Fox est l’aboutissement logique de ce désir de contrôle et de toute-puissance : une animation en stop motion, autrement dit image par image, avec des marionnettes dociles et offertes. On redoutait un exercice un peu froid et désincarné. C’est l’un des films les plus drôles, les plus émouvants et les plus innovants d’Anderson. Au fond de la boîte, les marionnettes continuent de s’agiter pour creuser des tunnels à n’en plus finir.

CHAPITRE 4 : C’EST LE TEMPS DE L’AMOUR, LE TEMPS DES COPAINS ET DE L’AVENTURE

Le dispositif d’Anderson est plus libre qu’on ne le croit. Il a soif de liberté. Plus le cadre est oppressant, plus l’envie de subversion est grande. Lassé du "chacun pour soi" des acteurs et des préparations à n’en plus finir sur le tournage de La Vie aquatique, Anderson décide que celui du Darjeeling sera différent. Il redesigne entièrement un train indien, le recouvre d’éléphants peints à la main, met au point un système d’éclairage autonome, de parois coulissantes et de trappes ingénieuses pour en faire un plateau de cinéma ambulant, prêt à l’emploi. Pour que le mouvement ne s’arrête jamais. Les films d’Anderson sont autant des jolis paquets cadeaux que des invitations à l’errance. Dans Darjeeling…, Jack se demande comment un train sur des rails peut se perdre. C’est le vœu secret d’Anderson : guetter l’instant où tout déraille, où les fonds marins laissent entrevoir un requin-jaguar. Le temps de réunir les parents, de rabibocher les frères, de donner rendez-vous à l’être aimé, Anderson secoue la maison de poupée, comme on retourne une boule à neige. Le terrier des Fox est sacrifié, les frères Whitman jettent les valises de leur père et se délestent symboliquement d’un poids trop lourd à porter. On rembobine le passé pour mieux comprendre le présent. Peu sont ceux qui sortent indemnes de leurs escapades : Margot a un doigt amputé, Mr Fox perd sa queue. Richie s’ouvre les veines, Francis défait ses bandages et montre ses cicatrices. En Inde, les Whitman assistent à une longue cérémonie funéraire. Derrière la beauté du rituel et le vernis du décor, il y a le cadavre d’un enfant. Le travail d’antiquaire d’Anderson ne serait rien sans l’amertume et l’ironie douce qui l’anime.

ÉPILOGUE : L’ÉTERNEL LOUVETEAU

A la fin de son périple, Mr Fox croise sur son chemin un loup. Un très lointain cousin du renard. Du haut de sa colline, le loup lève la patte solennellement, comme un signe de reconnaissance. Lui qui a toujours aspiré à la vie sauvage (les cambriolages nocturnes plutôt que la paisible existence d’un père au foyer), Mr Fox lui rend son salut, émerveillé. Quelle est la part de sauvagerie dans l’univers de Wes Anderson, d’apparence si policée ? La rébellion est-elle possible ? Le goût du voyage, mais aussi la présence d’un élément perturbateur (un enfant adopté dans Moonrise Kingdom, La Vie aquatique et La Famille Tenenbaum) suscitent l’envie d’aller voir ailleurs. Dans Moonrise Kingdom, la nature déchaînée bouleverse la hiérarchie des scouts et accompagne la fugue des enfants. Condensée précipitamment, la vie chaotique de Margot ouvre sur un champ infini de possibles. L’état sauvage dont rêve Mr Fox, c’est aussi la possibilité de changer de vie, de réinventer la sienne, de dépasser sa condition. De tout reprendre à zéro. De revenir à l’âge où l’imagination n’a aucun frein. Douze ans est l’âge préféré de Steve Zissou. Son fils Ned est membre de la Zissou Society depuis ses onze ans. Margo, Chas et Richie sont des génies précoces. A quinze ans, Max est déjà un homme accompli. Les louveteaux de Moonrise Kingdom ont l’âge de prendre leur destin en main. "Je veux être une aventurière", confie Suzy à Sam. Anderson est partagé entre la gravité des enfants et l’humour vachard des adultes. Mais pour tous les protagonistes, rien n’est jamais perdu. Il reste toujours une idée à creuser, une mélodie et une émotion enfouies à retrouver. Éternel jeune homme, Wes Anderson a la hantise du cinéaste gâteux, dont l’inspiration se consume avec l’âge. On espère que les petits louveteaux ne le dévoreront pas trop vite.

Mis en ligne le 24/05/2012

par Danielle Chou

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