Stephen Frears
Des fish and chips de Dublin aux poudres de la Merteuil, des colts brûlés par le soleil américain aux grisailles des hôtels londoniens, Docteur Stephen et Mister Frears ont le goût pour le grand écart. Pourtant, sous mille masques vénitiens, le même homme se cache.
DEVINEZ QUI JE SUIS
Dirty Pretty Things, il y a quelques années, plongeait ses personnages dans une brume où les noms se perdent ou se vendent, où les identités se gomment ou s'oublient. Il s'intercale ainsi parfaitement dans une filmographie où la notion d'identité est souvent chamboulée. L'exemple le plus immédiat est l’admirable Mary Reilly, à travers lequel la dichotomie identitaire trouve son essence la plus flagrante, sa figure la plus évidente: Dr Jekyll et son Mr Hyde caché non loin derrière. L'existence entière du film, tourné en 1995, tient du typhon permanent. D'un tournage infini, de fins multiples à un échec public cuisant, Frears tire une œuvre qui cristallise les vertiges peuplant la partie tourmentée de sa filmo. Aujourd’hui encore, avec The Queen, Frears oppose le portrait intime aux exigences de l’étiquette. Les masques schizophréniques, les triangles amoureux et les chaises musicales sont rois et forment la marque de fabrique du réalisateur.
PARTIE A TROIS
Progression naturelle: chez Frears, la schizophrénie gagne en intérêt lorsqu'une troisième inconnue s'ajoute à l'équation. L'attrait d'une relecture du mythe de Stevenson, c'est le regard de Mary (Julia Roberts), la servante effacée. Dans Héros malgré lui, entre le vrai héros (Dustin Hoffman) et l'imposteur (Andy Garcia), c'est la spectatrice qui perce le secret tout en restant muette (Geena Davis). Mais l'invité est parfois acteur: Myra s'immisce entre Roy et sa mère Lilly, pour faire vrombir le moteur des Arnaqueurs. La valse s'étend parfois à un nombre plus grand de danseurs: voir le venin épistolaire en boudoirs dans Les Liaisons dangereuses ou les hésitations amoureuses façon compilation dans High Fidelity. L'autre but de Frears, à travers des films si différents, est d'employer ses figures et ses thèmes dans des décors variant radicalement, confrontant des problématiques voisines à travers des mondes autres.
COME INTO MY WORLD
Frears est un touche à tout: western, comédie, fantastique ou drame peuplent avec joie quasi-égale son univers. Celui-ci manie les contraires tout en gardant une certaine unité. N'y a t-il pas, dans des films aussi différents que The Snapper et Les Liaisons dangereuses, un coeur narratif tournant autour d'une certaine idée du communautarisme? C'est avant tout le décor qui tranche, et qui donne une nouvelle teinte aux thèmes fétiches du bourru britannique. Au cœur d'un paysage cinématographique pour le moins cosmopolite, Frears privilégie malgré tout ses îles britanniques. S'il adapte Jimmy McGovern (scénariste de Liam), c'est parce qu'il est, selon Frears, "un des meilleurs chroniqueurs de la vie en Angleterre telle qu’elle est vraiment". Quand il met en images High Fidelity, et ce même s'il doit déplacer l'action à Chicago, Frears choisit un auteur (Nick Hornby) à l'univers typiquement anglais. Son pas de deux irlandais (The Snapper et The Van) est ancré dans un espace précis, meilleur exemple de ce que le réalisateur peut offrir en matière de portrait de proximité, de chronique simple et réaliste. Enfin, dans Madame Henderson présente, le portrait féminin progressiste se double d’un hommage à la vie londonienne lors de la Seconde Guerre Mondiale.
LA CONFUSION DES GENRES
A l'époque de la promotion de Mary Reilly, Stephen Frears déclarait que "pour Dustin Hoffman, tourner un film, c'est comme se jeter dans le vide. Il a absolument raison. Quand tout est clair, il est alors trop tard". Le regard de Stephen Frears est ainsi, la cinégénie de ses personnages s'exprime souvent dans des rapports qui ne coulent pas de source. Les couples à trois (ou plus), les amours homosexuelles, les relations impossibles ou les jeux de dupes compliquent en permanence la donne. Le trouble des rapports humains devient alors le principal enjeu, pierres angulaires dispersées dans une multiplicité de décors. Jekyll et Hyde, enfants d'une commande, sont peut être les figures les plus typiques du réalisateur, dont le style visuel se fond dans le moule de ses différentes atmosphères, où les personnages, en communautés soudées, en groupes déchirés, en dilemme existentiel avec leur propre être, ont avant tout cette peur d'être seuls sous le feu dévorant de l'objectif de la caméra. Celle qui, à la fin des Liaisons dangereuses, traque impitoyablement les larmes honteuses d'une marquise démasquée.
En savoir plus
2006 The Queen 2005 Madame Henderson présente 2003 The Deal (TV) 2002 Dirty Pretty Things 2000 Liam 2000 High Fidelity 1998 The Hi-Lo Country 1996 The Van 1995 Mary Reilly 1993 The Snapper 1992 Héros malgré lui 1990 Les Arnaqueurs 1988 Les Liaisons dangereuses 1987 Sammy et Rosie s'envoient en l'air 1987 Prick up your Ears 1986 Walter & June 1985 My Beautiful Laundrette 1983 The Hit 1979 Bloody Kids 1971 Gumshoe 1967 The Burning