Total Recall
États-Unis, 1990
De Paul Verhoeven
Scénario : Gary Goldman
Avec : Ronny Cox, Michael Ironside, Arnold Schwarzenegger, Sharon Stone, Rachel Ticotin
Photo : Jost Vacano
Musique : Jerry Goldsmith
Durée : 1h43
Le futur. Douglas Quaid, simple ouvrier, rêve chaque nuit de Mars et de la belle brune qui l’y accompagne. La planète rouge le fascine, l’obsède à un tel point qu’il souhaite s’y installer. Face aux réticences de sa femme, il succombe à une publicité de Rekall, société qui implante à la demande des souvenirs artificiels.
CE SENTIMENT D’ETRANGETE
Philip K. Dick croyait très profondément en cette affirmation: les choses ne sont pas ce qu’elles semblent être. Cet aphorisme est gravé bien profond dans la chair, ou plutôt le cortex, des personnages créés par l’auteur: des individus en quête de leur persona, de leur identité véritable, ou d’une vérité sur le monde qui les entoure (ou pas). Total Recall est très honnêtement inspiré de Dick: Douglas Quaid est à n’en pas douter "dickien", travaillé par un sentiment d’irréalité, par un noyau toujours plus dense de certitude lui suggérant qu’il n’est pas à sa place, qu’il ne mène pas la bonne existence, qu’il n’appartient pas à ce monde. Ce sentiment d’étrangeté est une idée scénaristique en or (pour ne parler que de cinéma), car il peut impliquer une suite infinie d’événements qui vont jouer avec une vérité toujours hors d’atteinte. Celle-ci sera constamment méconnue donc distancée, se situant entre deux possibilités, soit ici: Quaid rêve, Quaid ne rêve pas. Un personnage indubitablement dickien donc, mais définitivement interprété par Arnold Schwarzenegger, un acteur qui à l’époque a déjà décapité un homme serpent, massacré un commissariat entier, abattu quelques dizaines de terroristes sud-américains et assommé un chasseur extra-terrestre. Il peut donc être torturé, mais ce sont surtout les autres qui doivent souffrir. Rétrospectivement, le mélange aurait été infâme sans Paul Verhoeven, grand maître de l’ambiguïté cinématographique: la méthode dickienne du réalisateur hollandais est d’une cohérence confondante.
LA TERRE ET LE SANG
Paul Verhoeven est l'ingrédient indispensable d'une recette improbable: l'union cinématographique d'un auteur de S.F. à tendance schizophrénique avec un "action hero" au sommet de sa gloire. Total Recall est à la fois un très bon film de science-fiction et un Schwarzenegger complètement décomplexé. Une synthèse d'autant plus remarquable qu'elle est totalement justifiée par le scénario. Pour rester dickien, le film doit conserver l'ambiguïté inhérente décrite plus haut. Il ne doit pas exister de vérité absolue de l'histoire et/ou des personnages, une hypothèse ne pouvant prévaloir sur l'autre: les deux sont pertinentes et ne le sont pas. Cependant, si l'on considère le statut d'Arnold Schwarzenegger à la fin des années 80, un choix entre les deux réalités (rêve-t-il sur Terre ou est-il sur Mars ?) s'impose… mais reste impossible. Seule la question peut être une solution, et non une réponse quelconque. En s'appropriant la question, Verhoeven fait le seul choix judicieux, celui de ne pas répondre. Il jongle avec deux vérités et crée un nouveau genre, le blockbuster dickien. La vérité martienne est une facette de sa personnalité: sanglante, mutante et ultra-violente. La vérité terrienne en est une autre, consciente et politique, dénonçant une civilisation occidentale qui transforme le rêve en commerce. Chacune est pertinente, comme autant de parties formant le discours du réalisateur. Cependant, s'il vous faut absolument une réponse, elle est dans la mise en scène brute de décoffrage: le temps d'un film, d'un songe, Quaid est un agent secret. La sauvagerie jouissive de Verhoeven doit souscrire au rêve pour croître (et elle débute juste après la visite de Quaid chez Rekall). Une scène au milieu du film est un indice de plus: si le Hollandais fou avait réalisé Matrix, Thomas Anderson aurait abattu Morpheus d'une balle dans la tête pour ensuite lui recracher la pilule rouge à la figure. Ainsi va le rêve chez Verhoeven.
UN ART MARTIEN
Entre rêve et réalité, la mise en scène use à la fois de monstres et de merveilles. Les films de Verhoeven ont une esthétique à durée de vie limitée, et Total Recall n'échappe pas à la règle: décors ultra cheap de série B fauchée, effets spéciaux effrayants de ringardise (Rob Bottin peut avoir honte de ses animatronics). À l'aube des années techno-dance, le film hérite du pire des années 80 (choucroutes maléfiques, garde-robe de Fame) et annonce la couleur (le fluo) appelée à régner. Spectacle douloureux pour les cinéphiles appréciant les films toujours frais, et qui se demandent si Terminator 2 est vraiment sorti l'année suivante. Le culte ne serait pas (sinon kitsch) sans un équilibre des forces artistiques. La musique barbare de Jerry Goldsmith annonce la couleur (le rouge) dès le générique, en empruntant sans vergogne les meilleurs accents de la partition de Conan (composée par Basil Poledouris), monument érigé à la gloire de la sauvagerie majestueuse. Puissante et emportée, elle accompagne la caméra dynamique et réaliste de Verhoeven, qui n'a jamais peur d'affronter le gigantisme martien avec son 1:85. L'espace martien lui sied, il y effectue ses plus beaux tours de passe: à coups de maquettes et d'images composites, un plan-séquence hallucinant révèle par exemple aux spectateurs l'architecture martienne cyclopéenne dissimulée sous la surface. Le sang gicle, les bras tombent, l'oxygène manque dans un déchaînement de violence ahurissant, mais la grande S.F. n'est jamais loin, prête à sauver à grands coups d'atmosphère les mutants, à faire de Mars une planète bleue. Total Recall est à l'image de ses auteurs, définitivement barré et résolument bon.