Trois couleurs: Bleu, Blanc, Rouge
Pologne, 1993
De Krzysztof Kieslowski
Scénario : Krzysztof Kieslowski, Krzysztof Piesiewicz
Avec : Juliette Binoche, Julie Delpy, Irène Jacob, Benoît Régent, Jean-Louis Trintignant, Zbigniew Zamachowski
Musique : Zbigniew Preisner
Durée : 1h34
Bleu: Julie (Juliette Binoche) vient de perdre son mari et sa fille dans un accident de voiture. Brisée par le chagrin, elle vend tous ses biens et s’installe à Paris. La musique et l’amour d’Olivier (Benoît Régent) la libéreront progressivement de son deuil. Blanc: Le destin de Karol (Zbigniew Zamachowski) prend un tour malheureux: il vient en effet de tout perdre car son mariage n’a pas été consommé. Il rentre donc en Pologne, bien décidé à montrer à son ex-épouse Dominique (Julie Delpy) qu’il peut être son égal. Rouge: Valentine (Irène Jacob) va faire la connaissance d’un juge à la retraite (Jean-Louis Trintignant), dont le passe-temps favori est d’espionner ses voisins. Une étrange relation fraternelle va se nouer entre eux, alors que le hasard et le destin rôdent.
LA VIE EN BLEU
Contrairement à Blanc, la couleur joue un rôle prédominant dans Bleu. En effet, la couleur nimbe chaque plan du film, elle joue un vrai rôle dramaturgique, tout comme la somptueuse musique de Zbigniew Preisner. Le film s’ouvre sur l’asphalte teintée de bleu, la caméra est sous la voiture qui conduit Julie et sa famille vers le terme d’un chapitre. Vers la mort. Avant cela, la petite Anna aura joué avec le papier, bleu, entourant sa sucette. Même sucette que Julie plus tard mangera avec rage, la douleur muette d’une mère qui a perdu sa fille. Le bleu également de ce pendule décoratif qui fait de si jolis reflets sur le visage de Julie quand le soleil joue avec ses pierres. La seule pièce de son passé qui va la suivre dans son nouvel appartement, sa nouvelle vie, la dernière trace de vie encore en elle, comme un espoir que ce drame sera un jour survécu et que Julie parviendra à se libérer du chagrin dans lequel elle s’est emmurée. Car elle souffre, Julie, mais cette douleur est tellement intense qu’elle ne trouve à s’exprimer, alors elle l’enfouit au fond de son coeur. Telle cette scène, dans la maison familiale, avec la domestique qui avoue à Julie qu’elle pleure car elle ne pleure pas. Julie décide de faire table rase de tout ce qui est matériel, sans se rendre compte que le seul moyen qu’elle a de se libérer de cette douleur est de l’affronter. Julie fuit, refuse de voir la vérité en face. Et pourtant, celle-ci est partout, dans la journaliste qui la poursuit pour des déclarations, dans le jeune homme témoin de l’accident, dans l’amour de Benoît qui lui offre une seconde chance, dans la musique que celui-ci veut qu’elle termine, le concerto pour l’unification de l’Europe. Cette musique qui ne la laisse pas en paix, quand elle n’est pas dans sa tête, c’est celle d'un mystérieux joueur de flûte dans la rue. Sa musique.
Au lieu de réagir, Julie fuit, elle s’absorbe dans la contemplation d’un morceau de sucre que le café recouvre petit à petit. Ce détail est pour le moment toute sa vie; cloisonnant le reste, elle ne veut pas en entendre parler, tout comme les problèmes de voisinage, ce ne sont pas ses affaires, elle ne veut en aucun cas s’impliquer, juste survivre puisque c’est tout ce qui lui reste. Elle trouve d’ailleurs le réconfort dans l’eau bleue de la piscine, comme une nouvelle naissance, quand la douleur et le passé sont trop présents et que la musique, une fois de plus, la poursuit. Elle se cache alors la tête sous l’eau, se met en position fœtale, et le silence la protège. Il faudra cette émission télévisée et l’électrochoc des révélations qu’elle contient pour faire battre son cœur un peu plus vite et lui donner envie de se battre. Elle va l’écrire, cette musique, puisque la vie en a décidé ainsi, et comme les notes sur le papier, les choses se mettent aussi peu à peu en place dans sa tête. Kieslowski filme le flou de la création et l’image qui devient progressivement plus nette. La caméra suit le doigt de Julie sur la partition et la musique prend vie, Julie revient à la vie. Cette musique est comme la conclusion de son ancienne vie, le cadeau libératoire qui va lui permettre de se tourner vers l’avenir. Le film se conclut sur Julie et Benoît en train de faire l’amour alors que les accents du concerto pour l’unification de l’Europe s’envolent, puissants et majestueux, donnant aux images une plus grande intensité, car avec les deux amants, c’est toute l’humanité qui est fêtée. Julie est libre, elle peut enfin pleurer. La photo a été particulièrement soignée pour sublimer Juliette Binoche, qui n’a jamais été aussi belle que dans ce film. Bleu est un film avec de grandes ruptures de rythme, des respirations, des fondus au noir qui mettent en valeur les émotions. Pour ce film, Kieslowski voulait un montage inattendu, bizarre. Par exemple, la dernière scène, qui commence avec la lumière qui passe à travers le pendule bleu, symbole de la vie passée de Julie, le Concerto pour l’unification de l’Europe commence, il est terminé, elle est libérée. Fondu au noir pour apprécier les chœurs et ouverture sur Julie et Olivier qui font l’amour, elle peut commencer une nouvelle vie. La force des images combinée à celle de la musique. Tout est dit.
LA VENGEANCE EST UN PLAT QUI SE MANGE FROID
Blanc est un film a part dans la trilogie. Non seulement car la couleur ne joue pas un rôle déterminant, le blanc étant difficile à mettre en scène, mais aussi car le film se déroule en majeure partie en Pologne, terre natale de Kieslowski, et enfin car c’est une comédie, plus exactement une comédie triste. Bien sûr, le ton est ironique et le spectateur ne rit pas aux éclats, mais le personnage de Karol, non seulement très attachant, se met dans des situations qui font sourire. Que ce soit lorsqu’il devient garde du corps et qu’il prend alors la gestuelle d’un vrai homme dur, ou alors lors qu’il joue à Don Karol dans son costume aux épaules qu’il est loin de posséder, ou encore quand il se fait passer un sacré savon dans le salon de son frère. Ce film est comme une respiration entre Bleu et Rouge, qui sont des renaissances, respectivement celle de Julie et celle du juge. Blanc est une comédie ironique, qui parle de la difficulté de s’aimer et de se comprendre pour des êtres venant d’une culture différente. Karol suit Dominique en France, ils se sont rencontrés en Pologne, et tout allait pour le mieux jusqu’à ce qu’il décide de s’expatrier pour elle. Le choc culturel est grand et Karol est perdu. Il subit les évènements et ne peut rien faire ou dire pour influencer ce qui se passe. La scène du tribunal du début est très révélatrice de cet état de fait. Il est plein de bonne volonté mais ça ne suffit pas, il ne parle pas la langue donc doit passer par le traducteur, il ne peut même pas se défendre lui-même, dire qu’il a besoin de temps pour sauver son mariage. L’injustice le condamne. Tout comme Julie au début de Bleu, il n’a plus rien qu’une grande valise, et plus d’espoir. Celui-ci viendra à lui sous la forme d’un compatriote qui lui propose un marché. Ils se rencontrent dans les couloirs sombres du métro parisien, car le temps parisien de Carol est associé à l’ombre. Que ce soit dans la salle du tribunal, faiblement éclairée, dans le salon de coiffure lors de sa dernière entrevue parisienne avec son ex-femme, avec les volets aux trois quarts fermés, ou dans le métro, ce qui va fortement contraster avec la Pologne et sa terre couverte de neige.
Là-bas, l’espoir peut renaître. Fini la coiffure, synonyme de prolétariat en Pologne, Karol veut s’en sortir une bonne fois pour toutes, devenir riche à tout prix, dans l’espoir tenu de récupérer sa femme. Présente chaque jour sous la forme d’une statue blanche, volée à Paris. Car son passé, il ne peut se résoudre à l’effacer; il aime sa femme envers et contre tout, malgré sa cruauté et son indifférence à son égard. Car Dominique ne fait pas dans la dentelle, pas de sexe, pas de mariage, et le soir même de la procédure elle est au lit avec un autre et ne cache pas son plaisir à Karol qui, au téléphone, est mortifié. Dominique n’est pas une tendre, elle dégage quelque chose de félin: son regard, sa gestuelle… Kieslowski est très attaché aux détails pour exprimer l’intérieur d’un personnage, et la façon dont Dominique dit au revoir à Karol au tribunal en est la preuve: ce n’est pas un au revoir mais un coup de griffe. Ce n’est également pas un hasard si l’affiche du film de Godard, Le Mépris, se trouve à côté de la fenêtre de l’appartement de Dominique, ne faisant que refléter ce qu’elle ressent pour Karol. La musique vient compléter les différents actes du film, la flûte représente le passé et est toujours associée aux souvenirs de Dominique, les notes slaves du violon viennent donner l’espoir, elles sont entraînantes et pleines de vie, de futur. Un futur qui prend la forme d’un piège, pour cette femme qui le rejette une fois de trop. C’est à son tour de se retrouver perdue en Pologne, de devoir utiliser les services d’un interprète. Alors qu’au tribunal en France, elle revoyait le jour de leur mariage, c’est maintenant au tour de Karol en Pologne de se souvenir du lumineux sourire de sa femme en ce jour, alors que celle-ci est maintenant condamnée à la prison. Un point partout, égalité. Il aura fallu ces deux épreuves pour qu’ils se rendent compte qu’ils s’aiment et cette dernière scène derrière les barreaux de la prison montre bien le côté humain et touchant de Dominique qui, telle une princesse de conte de fées, prisonnière dans sa tour, envoie un message d’amour et d’espoir à son prince charmant.
HASARD ET COMMUNICATIONS
Le thème principal de Rouge est la fraternité, mais avant d’y arriver, il faut affronter la solitude et l’absence de communication. Tel cet appel de Michel, l’ami de Valentine, qui tombe sur sa ligne occupée… pas si facile de se parler quand on vit dans des pays que la Manche sépare. Le téléphone est partout, que ce soit le seul lien qui existe entre Valentine et son ami, que ce soit le juge qui espionne les communications téléphoniques de ses voisins, ou encore le service de météo en ligne de la petite amie d’Auguste. La communication ou l’absence de communication, comment se parler sans se voir, ou encore supporter le vide de son existence grâce à la communication des autres. Car il se sent seul, ce juge, et qu’a-t-il comme autre moyen de remplir son vide existentiel que d’écouter ce qui se passe chez les autres, chercher la vérité, le sens de la vie dans les conversations qui ne le regardent pas. Le hasard et le destin se font aussi la part belle de cette double histoire. Celle entre Valentine et le juge, et celle entre Valentine et Auguste. Ces derniers vivent en effet à quelques mètres l’un de l’autre mais ne se connaissent pas, il se croisent à quelques minutes près, l’un tourne au coin de la rue, l’autre arrive, l’une passe en voiture, l’autre traverse juste après le passage pour piétons. Comme s’ils étaient destinés à se rencontrer mais que le temps n’était pas encore arrivé. Il en va de même pour la rencontre entre Valentine et le vieux juge. En effet, si elle n’avait pas renversé son chien et ne l’avait ramené chez lui, rien ne serait arrivé. Kieslowski joue aussi avec les vitres, celle des fenêtres de Valentine et d'Auguste: dès qu’elle n’est plus à sa fenêtre, il y est, telle une barrière invisible qui existe entre les deux. Cette barrière, que les gens que le juge espionne vont faire voler en éclats une fois que la vérité sera connue, ou encore le verre brisé au bowling, symbolisant la fin de la relation entre Auguste et son amie.
Tout est prétexte à interprétation chez le cinéaste. De même, au fur et à mesure que l’amitié entre Valentine et le juge se développe, on découvre des parallèles entre son histoire et celle d’Auguste: tous les deux sont juges, tous les deux ont un chien, tous les deux ont connu une déception sentimentale importante, tous les deux ont eu la chance (?) de faire tomber leur livre de droit, qui s’est alors ouvert sur la page reprenant la question pour le concours de juge, et enfin, tous les deux portent des bretelles. Rouge, c’est aussi et avant tout la couleur, qui donne le ton du film: tout comme pour Bleu, elle est un élément dramaturgique présent dès le tout début, avec le timbre poste anglais posé sur la table près du téléphone de Michel, le signal clignotant signifiant que la ligne de Valentine est occupée, le téléphone de Valentine, la jeep d’Auguste, le pull de Valentine, divers pièces de son intérieur, la barre de son cours de danse, le feu arrière de sa voiture, le sang de Rita, chien du juge, le mur de la salle d’attente chez le vétérinaire, le panneau publicitaire pour lequel elle pose, et ainsi de suite, l’énumération pourrait continuer tant la référence fait partie de chaque plan. Le son est également un élément important du film, que ce soit les voix des personnages, notamment celle bien particulière de Jean-Louis Trintignant, hors caméra, alors qu’il converse avec Valentine, celle des diverses conversations téléphoniques mais aussi et surtout la musique qui, une fois de plus, vient mettre en évidence les sentiments des personnages et la dramaturgie de l’histoire, d’ailleurs, en regardant les tracking lists des trois bandes originales, l'on peut se rendre compte que les différents morceaux portent le nom de moments du film, ils n’ont pour but que d’être mis en images. Le film se conclut une fois de plus sur une note d’espoir. Le juge a trouvé avec Valentine une relation telle qu'il pourrait en avoir avec la fille qu’il n’a jamais eue, Valentine et Auguste se sont finalement rencontrés et les personnages principaux des autres films font une apparition comme pour un salut final avant le tombé de rideau. La suite leur appartient.
LE CINÉASTE DU DÉTAIL
Les trois films de la trilogie commencent de la même manière, à savoir avec un son précédant ce qu’il représente, à savoir une référence à la technologie que l’on utilise tous les jours ou presque. Pour Bleu, le bruit de la voiture qui roule, précédant le gros plan sur le pneu, puis la caméra qui se dirige sous la voiture. Dans Blanc, un son mystérieux qui est en fait celui d’une valise sur le tapis mécanique d’un aéroport, avant le bruit d’un appel téléphonique que l’on suit à travers la ligne pour Rouge. Ils finissent également de la même manière, dans les larmes, représentant la fin de la bataille que les personnages ont mené dans chaque film: celles de Julie libérée de son deuil, celles de Karol à pied d’égalité avec sa femme, et celles du juge qui n’est plus seul. L’eau est également un élément présent dans les trois films: celle apaisante de la piscine pour Julie dans Bleu, celle pure sous forme de neige dans Blanc et celle, moins visible, sous forme de pluie et d’humidité dans Rouge, qui va se transformer en tempête pour réunir tous les personnages des trois films. L'on retrouve également dans les trois ce personnage de vieille personne qui a des difficultés à mettre une bouteille dans le container à verre. Dans Bleu, Julie ne la voit pas, toute occupée qu’elle est à oublier le monde extérieur; dans Blanc, Karol, au fond du gouffre, est heureux de constater qu’il n’est pas le seul à avoir des difficultés et préfère sourire ironiquement; heureusement arrive Valentine dans Rouge, qui va expressément aider cette vielle dame, même si elle n’obtient pas de merci en retour. Le principal étant d’aller vers les autres sans rien en attendre en retour, gratuitement, fraternellement. Cela nous permet de voir l’évolution du personnage principal à travers la trilogie, la fraternité et l’espoir concluant cette évolution.
La trilogie de Kieslowski fut un travail titanesque. Les trois films ont été tourné l’un après l’autre, pendant qu’il filmait Blanc le jour, il montait Bleu la nuit, puis ce fut le tour de Rouge. Il dormait à peine, vivait à 100%, comme si rien ni personne ne pouvait l’arrêter. Kieslowski était un cinéaste unique, avec une vision unique. Il ne s’inspirait pas d’autres films pour nourrir les siens mais de la vie et des gens, c’est sa vision du monde qu’il livrait un peu plus avec chaque film. Il voulait que ses films relient les gens entre eux, comme le souligne le joueur de flûte dans Bleu. Cela voulait dire que les gens peuvent avoir les mêmes pensées à différents endroits de la planète, rien n’est vraiment unique et à une seule personne. Chaque plan, chaque scène était pensé de A à Z, il ne laissait rien à ce hasard qu’il aimait tant mettre en scène. La petite plume sur le lit d’hôpital de Julie dans Bleu est là pour signifier la fragilité de la vie, le personnage du juge dans Rouge s’appelle Joseph et le café juste en dessous de l’appartement de Valentine se nomme Chez Joseph. Chaque élément du cadre a une fonction propre. Et si le personnage joué par Jean-Louis Trintignant regarde la caméra à la fin de Rouge, c’est pour mieux dire aux spectateurs qu’il n’est jamais trop tard pour retrouver l’espoir, qu’il faut croire en la vie et savoir déchiffrer les signes qu’elle nous envoie, car tout est écrit. Comme il était malheureusement écrit que ce grand réalisateur devait nous quitter un gris matin de 1996. Beaucoup trop tôt.