Silence des agneaux (Le)
The Silence of the Lambs
États-Unis, 1991
De Jonathan Demme
Avec : Jodie Foster, Scott Glenn, Anthony Hopkins, Ted Levine
Photo : Tak Fujimoto
Musique : Howard Shore
Durée : 1h58
Un serial killer terrorise l'est des Etats-Unis. Toutes ses victimes sont des femmes, qu’il dépèce après les avoir tuées. Surnommé Buffalo Bill par les services de police, il reste introuvable. Jack Crawford, responsable des études du comportement au FBI, confie une délicate mission à une étudiante inexpérimentée, Clarice Starling. Pour comprendre le tueur, elle doit demander de l’aide à un autre psychopathe, le docteur Hannibal Lecter.
LE PARFUM
D’après les descriptions avancées pendant le premier quart d’heure du film, on s’imagine un Lecter dément, la bave aux lèvres, plus proche de la bête fauve que de l’être humain. Pourtant, lorsque survient la rencontre, c’est un homme paisible qui accueille l’agent spécial Starling (Foster). Debout au milieu de sa cellule, il surprend par son calme et sa courtoisie. Le docteur Lecter (Hopkins) ressemble à un œnologue, recevant son invitée comme s’il humait un bon vin, ouvrant délicatement les narines pour sentir son arôme. "Vous portez parfois L’Air du temps, mais pas aujourd’hui" confie-t-il à sa convive. Cette brillante réplique finit d’achever le suspense: Lecter n’est pas un sommelier, mais un dangereux psychopathe, incarcéré pour cannibalisme. Starling n’est pas au restaurant, mais dans un asile de haute sécurité, inconfortablement installée sur une chaise, derrière une grande vitre en plexiglas censée la protéger. Lecter la fixe du regard, respire son odeur, et imagine le goût de sa chair, se délectant à l’avance de son éventuel prochain repas. Le ton est donné. Il est rassurant de se rappeler que ce monstre d'épouvante est le fruit de l’imagination ténébreuse de Thomas Harris. Cependant, le romancier a directement puisé son inspiration de trois véritables tueurs en série: Ted Bundy, Gary Heidnick et Ed Gein. Si cette morbide combinaison a le don de fasciner, elle n’a pourtant pas aisément convaincu les studios. Gene Hackman et Martin Scorsese furent parmi les premiers à se casser les dents sur la violence du script, la scène de l’autopsie étant à chaque fois rédhibitoire.
DOCTEUR MENTEUR
Jeremy Irons, Robert Duvall et Brian Cox (qui a déjà incarné Lecter dans le Manhunter de Mann) sont approchés pour le rôle d’Hannibal le cannibale, alors que Michelle Pfeiffer et Meg Ryan sont pressenties pour interpréter la jeune Starling. Tous refusent de tenter l’aventure, de peur de salir leur image. Lorsque Jonathan Demme s’empare du projet en 1992, ses choix de casting sont plutôt restreints. Il décide alors de faire appel à un acteur britannique inconnu du grand public, et jusque là cantonné au répertoire shakespearien, un certain Anthony Hopkins. Demme admire depuis toujours le film de David Lynch, Elephant Man, dans lequel Hopkins incarnait le docteur Treves. Lorsque l’acteur s’étonne de la comparaison entre Lecter et Treves, qui était un homme profondément humain, Demme lui répond: "C’est exactement comme ça qu’il faut imaginer Lecter". Anthony Hopkins est, avec Christopher Walken, le grand spécialiste du jeu à contre-pied. Le costume blanc ajusté, les cheveux laqués en arrière, il incarne sobrement son personnage, préférant l’immobilité à l’excitation de ses compagnons de détention. Le regard franc et intimidant, il ne cligne jamais des paupières en parlant, créant ainsi une tension qui jamais ne s’estompe. Fin psychologue et grand observateur, aucun détail ne lui échappe. Il traque le trauma dans les yeux de ses interlocuteurs, à la manière d’un Sherlock Holmes méphistophélique, et n’hésite pas à se servir de ses déductions pour les briser. Mais sa nouvelle invitée est une jeune femme, belle qui plus est, et Lecter n’en est pas moins homme…
GIRLS WITH GUNS
Le Silence des agneaux renoue avec le grand cinéma féministe. Comme dans le Alien de Ridley Scott (qui réalisera d’ailleurs Hannibal), sa suite signée James Cameron ou bien même Terminator, le héros est une femme. Un précepte enseigné à l’époque par Roger Corman (qui apparaît même dans le film en chef du FBI), leur pédagogue à tous, pour tonifier le cinéma de genre et lui redonner un second souffle. Il explique: "Dans la plupart des films le héros est un homme. En faisant du héros une femme, on fait quelque chose de différent, et le simple fait d’être différent est un plus. Vous vous éloignez du cliché. Les femmes sont considérées comme étant vulnérables. Or, en mettant une personne vulnérable dans une situation qui nécessite de l’autorité, on obtient une très forte dynamique émotionnelle". Jonathan Demme, en bon élève, ne manque d’ailleurs jamais une occasion de souligner le caractère extraordinaire de son héroïne. Clarice Starling évolue dans un monde d’hommes, que ce soit dans les rangs du FBI ou lors de ses investigations. Elle doit se faire respecter, et tenter d’imposer son professionnalisme, en dépit de son physique agréable. Tout au long du film, le personnage exprime un rejet du contact physique et une gêne intensive du regard que l’homme porte sur son propre corps. Comme dans le hall de la morgue, où Starling patiente sous les regards angoissants d’une dizaine de policiers, inscrivant un cercle tout autour d’elle. Elle subit les remarques déplacées du docteur Chilton, directeur de l’asile, et d’un expert interrogé pour l’enquête. Le contact se fait glacial, presque clinique, même avec Jack Crawford, son patron, interprété par l’excellent Scott Glenn. Le sexe est placé sous le sceau du tabou. Starling ne plaisante pas sur le sujet, elle ne tente jamais de séduire pour faciliter la collecte d’indices. Dans Le Silence des agneaux, le sexe n’est pas une affaire de jeu ou de distraction, mais bien une affaire de vice, de cruauté et de mort. Ce blocage éprouvé par la jeune femme est rapidement perçu par Hannibal Lecter. Mais ce dernier, par sympathie envers Clarice, se gardera bien de s’en servir contre elle.
CINE REALITE
Le film mélange astucieusement les genres. Du film policier au drame psychologique, en passant par le thriller horrifique, Le Silence des agneaux bouleverse les conventions. Le simple jeu du chat et de la souris entre le docteur et la stagiaire du FBI se transforme rapidement en une course contre la montre, lorsque la fille d’un sénateur se fait kidnappée par Buffalo Bill. Clarice reprend alors le rôle mythique habituellement décerné au chevalier: elle doit sauver la princesse en détresse et la délivrer de sa prison. Comme beaucoup de cinéastes, Jonathan Demme reconnaît en Alfred Hitchcock une de ses influences majeures. Et comme son illustre mentor avant lui, il maîtrise les règles et les codes de narration, et s’amuse à les détourner. Principalement dans les scènes entre Jodie Foster et Anthony Hopkins, où les deux comédiens sont face à face, Demme se réjouit en déréglant le mécanisme du champ/contre-champ. Il déroge à la règle des 180° pour filmer Hannibal en plan serré, de face, obligeant l’acteur à regarder la caméra. Cet effet hypnotisant et doucement surréaliste est sans doute le principal catalyseur de la performance d’Hopkins, saluée aux Oscars, et l’une des causes inconscientes de l’incroyable impact sur les spectateurs.
Le parti pris du réalisme se ressent davantage au travers de la photographie du film. Jonathan Demme et Tak Fujimoto ont su éviter l’écueil de la stylisation à outrance, où l’utilisation d’un rouge sang dans les dominantes aurait été prévisible et dommageable. Dans un décor de ville minière, au caractère massif et sidérurgique, ils optent pour des couleurs froides et éclatantes, baignées d’une lumière naturelle, privilégiant ainsi l’horreur quotidienne aux poncifs d’ombre et de noirceur beaucoup plus hollywoodiens. Cette énergie constante à ne jamais tomber dans la banalité et le déjà-vu poussèrent les deux hommes à imaginer des scènes visuellement très fortes, comme par exemple le moment où Buffalo Bill, armé de lunettes infra-rouges, piège Starling dans le noir. La scène est tournée en "nightshot", procédé qui permet de voir dans le noir, et dont c’est la première utilisation au cinéma. Comme dans Signes récemment, sur lequel Fujimoto a également travaillé, l’action se termine dans une cave, avec la soudaine emprise de l’obscurité sur le personnage prisonnier. Reste enfin à souligner la très belle partition d’Howard Shore, qui a intelligemment su accompagner l’émotion et la tension du film sans jamais chercher à les intensifier. La musique est mélodieuse et lyrique, emplie de la mélancolie de Clarice, à l’opposé de ce qui se fait encore de nos jours. Aucune stridence surchargée d’effets, ni de rythme calqué sur des battements de cœur. La mélodie de Shore épouse à la fois le caractère de Starling et celui du film.
En savoir plus
Le Silence des agneaux reste encore, avec Vol au-dessus d’un nid de coucou de Milos Forman, le seul film à avoir remporté les cinq plus importants Oscars, à savoir ceux des meilleurs film, réalisateur, scénario, acteur et actrice. Pourtant, il est intéressant de rappeler que le film avait à l’époque soulevé des polémiques sur l’homophobie du personnage de Buffalo Bill, à tort bien évidemment. D’ailleurs, deux ans plus tard, Jonathan Demme réalisa Philadelphia…