Knight of Cups
États-Unis, 2015
De Terrence Malick
Scénario : Terrence Malick
Avec : Christian Bale, Cate Blanchett, Natalie Portman
Photo : Emmanuel Lubezki
Durée : 1h58
Sortie : 25/11/2015
« Il était une fois un jeune prince que son père, le souverain du royaume d'Orient, avait envoyé en Égypte afin qu'il y trouve une perle. Lorsque le prince arriva, le peuple lui offrit une coupe pour étancher sa soif. En buvant, le prince oublia qu'il était fils de roi, il oublia sa quête et il sombra dans un profond sommeil… » Le père de Rick lui lisait cette histoire lorsqu'il était enfant. Aujourd'hui, Rick vit à Santa Monica et il est devenu auteur de comédies. Il aspire à autre chose, sans savoir réellement quoi. Il se demande quel chemin prendre.
L'OEIL SAUVAGE
A la merveille, précédent film de Terrence Malick, radicalisait le geste aux portes de l'expérimental de The Tree of Life, qu'il s'agisse de la mise en scène ou de la narration. Les romances enchevêtrées d'A la merveille avaient quelque chose de presque minimaliste - si le mot a encore un sens pour qualifier le cinéma plus grand que tout du réalisateur. Knight of Cups, en tout cas, est plus ample et (encore) plus ambitieux. Malick y raconte la crise existentielle d'un homme, un acteur confronté au vide de son histoire, à ses pathétiques échecs sentimentaux, et cet éveil a des allures de gueule de bois. Le récit de Knight of Cups ne se limite pas à celui de son héros déchu, et remonte aux origines dès les premières répliques qui évoquent les Pères pèlerins.
Le choix du décor (Los Angeles) et de ce héros (un acteur) pour raconter une telle histoire n'est évidemment pas innocent. Le cinéma américain est rempli de ces acteurs (et plus souvent des actrices) cassé(e)s, vivant dans un LA mortifère. Rick erre dans la faune de Hollywood et pose son regard indifférent, ici ou là, comme la triste héroïne de The Savage Eye, il y a une cinquantaine d'années. Des paillettes de la fête d'hier encore accrochées à ses cheveux, il croise des poupées brisées et titubantes, une danseuse perchée sur un grand-bi, une femme bodybuildée, de curieux alignements de têtes à perruques. L'étrangeté semble quotidienne, le freak show est la norme et Rick le traverse comme Burt Lancaster traversait Hollywood et ses vanités de piscine en piscine dans The Swimmer. A l'image de Sofia Coppola, ce n'est pas parce que Malick traite de la vanité et de la superficialité que son cinéma est vaniteux ou superficiel (on a pu entendre des ricanements lorsque la voix-off se lamente : Oh, life - mieux vaut encore être absolument ridicule qu'absolument ennuyeux). Malick parle de ce ridicule à cheval sur le sublime: les publicités géantes qui rayonnent dans la nuit, ces extravagants palais vides prêts à accueillir des rois sans couronne, ou ces images très surprenantes de chiens tentant d'attraper des balles dans des piscines - Malick parvenant à en faire une vision puissante qu'on croirait presque en 3D.
Il n'y a pas de 3D dans Knight of Cups mais l'image a régulièrement de quoi surprendre. Aux images léchées se mêle de temps à autres une vidéo plus brute, du cosmos au film de vacances, rappelant les surprenants essais de Malick dans le métro parisien de A la merveille. Ce n'est pas la seule hybridation du film qui, sans limite, intègre des oeuvres d'art contemporain: une hypnotique vidéo en noir et blanc (montrée telle quelle), une sculpture (filmée en un travelling circulaire qui nous fait réellement ressentir l'expérience de l'oeuvre) tandis que la caméra s'échappe au LACMA. C'est une histoire de regard, et de lumière dans le regard qu'on nous raconte ici - ces séquences ne sont pas simple cosmétique.
Knight of Cups parle d'un acteur, mais le rayonnement du film va bien au-delà, à l'image de la quête philosophique inhérente à la conscience d'être perdu. Un tremblement de terre vient réveiller Rick et la cité, tout y semble d'un paisible suspect. On voit au travers des appartements et au travers des parkings derrière de grandes vitres, mais qu'y voit-on ? "L'esprit est comme un cinéma", dit-on. Plus de limite du désir au réel : on croise une marquise dans le décor reconstitué d'une rue de New York, une pyramide d'Egypte et la demeure de César s'élèvent à Las Vegas, et Elvis y est encore vivant. Qu'est-ce qui rend les personnages si mélancoliques ? Rappelant parfois le travail sur le gigantisme d'un Godfrey Reggio, Malick filme une machine déshumanisée qui ne s'arrête jamais, comme s'enchainent les nuits dissolues de Rick dans diverses usines à plaisir. Knight of Cups donne à voir un immense concert filmé comme une grand-messe, un extraordinaire feu d'artifice, et son contraire: le dénuement silencieux d'une ville fantôme aux maisons calcinées, et un désert dans lequel errer. Qu'y a t-il dans la tête de cette foule d'anonymes sur une plage ? La première beauté de Knight of Cups est de ne pas se poser en juge. Il y a une empathie superbe dans le film, un regard désabusé sur l'absurde mais qui pourtant n'est jamais désenchanté: la majesté est omniprésente, et l'on traverse Sunset Boulevard la tête à la renverse sous les palmiers. La vision poétique du réalisateur est d'une beauté renversante pour qui acceptera, comme on le conseille au héros, de voler au-dessus du marais.