Casino

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Casino
États-Unis, 1995
De Martin Scorsese
Scénario : Nicholas Pileggi, Martin Scorsese d'après le roman de Nicholas Pileggi
Avec : Robert De Niro, Joe Pesci, Kevin Pollak, Sharon Stone, James Woods
Photo : Robert Richardson
Durée : 2h58
Sortie : 30/11/1999
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1973. Las Vegas brille de tous ses feux. C’est le royaume des charlatans, le paradis des bookmakers. Sam ‘Ace’ Rothstein règne sur le Tangiers et devient l’un des hommes les plus puissants de la capitale du jeu. Mais il va devoir affronter deux adversaires impitoyables : une virtuose de l’arnaque, et son ami d’enfance, avide de pouvoir et d’argent.

LE CREPUSCULE DES DIEUX

On pourrait considérer presque à juste titre que Casino est un film-carrière, une allégorie de toute l’œuvre de Martin Scorsese, tant les thèmes qui y sont abordés sont chéris par le cinéaste : mafia, grandeur, trahison, lutte du bien et du mal. Mais ce ne serait que piteusement rendre honneur à un tel chef d’œuvre. Casino, qui se déploie avec majesté sur trois heures – Scorsese avait peur qu’une durée moindre enlève à la « grandiloquence » de l’ensemble -, est un feu d’artifice permanent, une leçon stylistique magistrale et subjuguante. A l’origine, le roman de Nicholas Pileggi, passionné par l’histoire de la mafia américaine et la manière dont celle-ci a infiltré de manière invisible les centres névralgiques de l’argent et du pouvoir. Las Vegas, la Babylone US, était donc un choix logique. Pour composer Casino, il se fait rapporter quantité de témoignages des acteurs de l’époque-clé que sont les années 70 et fait de l’œuvre un fidèle reflet des grandes heures de la ville du péché. Pain béni pour Scorsese qui y voit un sujet idéal, plus démesuré et flamboyant encore que Les Affranchis, à l’occasion duquel il avait déjà collaboré avec Pileggi. La séquence d’ouverture (pré-générique et générique) donne le ton à une saga pharaonique, littéralement en détachant le film de la sphère matérielle : Sam Rothstein, projeté en l’air suite à l’explosion de sa voiture, tombe dans les limbes de Vegas figurés par les fragments des néons multicolores et hypnotiques. Ce sublime montage d’ouverture ciselé par Elaine et Saul Bass sur fond de Passion de Saint-Mathieu de Bach, n’est nul autre qu’un prologue opératique censé renseigner le spectateur sur le drame inexorable : Sam Rothstein termine sa chute inéluctable dans les flammes qui ont peu à peu recouvert les néons, son supplice s’achève en Enfer. Outre sa valeur prophétique, le générique condense également la trajectoire en arc de cercle que vont connaître les trois protagonistes de l’histoire : élévation, acmé, chute. Ainsi, Sam Rothstein, ex-bookmaker, deviendra gérant de casino, puis retournera griffonner des pages quadrillées à la fin de son règne. Ginger, poule de luxe qui épousera Sam, sera la femme la plus enviée de Las Vegas avant de sombrer dans la drogue et l’alcoolisme. Enfin, Nicky Santoro, effacera son passé de petite frappe en devenant la terreur de la ville, mais finira enterré vivant et trahi par les siens.

LES DAMNES

Le choix de Bach semble lourd de signification à ce propos et projette une perspective biblique sur tout le film. Sam est Lucifer, l’ange qui voulait briller plus que Dieu, et que son orgueil a fait chuter dans l’abîme. Nicky Santoro, l’homme de main prêt à tout, pourrait être Judas, le traître qui vendit Jésus en échange de pièces d’argent (les mêmes nickels qui se déversent des bandits-manchots). Enfin Ginger s’apparente à la grande prostituée de Babylone, d’une part par son rôle strict dans le film, et également par la manière dont elle est dépeinte dans l’Apocalypse de Saint-Jean : "Cette femme était vêtue de pourpre et d'écarlate, et parée d'or, de pierres précieuses et de perles.". Sharon Stone porte tout le long du film maintes tenues luxueuses, et l’un de ses principaux intérêts est de récupérer son argent et ses fabuleux bijoux. La ville elle-même n’est qu’une métaphore de la tentation à laquelle personne ne peut réchapper. Elle est premièrement perdue au milieu du désert, gigantesque arène où se règlent les comptes les plus mesquins, se feutrent les crimes, et qui symbolise dans la tradition le lieu d’errance des démons. Les lumières artificielles de la ville sont autant de morceaux de verroterie, ses bâtiments clinquants et extravagants autant de preuves de l’arrogance d’un monde délié de toute mesure humaine. Sa raison d’être intrinsèque ensuite : la manipulation, le trafic et l’accumulation de l’argent, ne peut être qu’une source de vice. Impossible de résister à une apparence aussi séduisante. Sam est d’abord séduit par les talents d’arnaqueuse de Ginger, puis par son physique avant de pâtir de ses écarts. Lorsque Nicky fait part de son envie de s’installer à Vegas à son amie de longue date, les néons vifs des casinos se reflètent sur la voiture comme l’appel des sirènes. Ginger, réticente à l’idée de se marier, accepte l’offre de Sam quand celui-ci lui promet un rôle de reine – elle n’aura jamais celui d’une épouse. Jamais les personnages n’agissent sans d’abord subir les pulsions viscérales qui les ont poussés à venir à Vegas, ce qui causera chaque fois leur perte. La ville pourra bien changer de main à la fin, son visage reste intangible et moqueur des affres : en est témoin le dîner de retrouvailles entre Sam et Ginger, après que celle-ci a fui avec Lester : la discussion houleuse se déroule devant une gigantesque baie vitrée ouverte sur les casinos du Strip, comme pour rappeler que les péchés commis ont eu une incidence fatale sur leur relation. Coupables d’hybris, la démesure, les étoiles filantes doivent suivre le cours de la Fortune (jamais double sens n’aura mieux trouvé image que dans Casino) et subir la némésis, leur châtiment. Ces chemins exemplaires de parallélisme extrême haussent la parabole religieuse jetée en filigrane par Scorsese comme un élément crucial du film.

HAUTE VOLTIGE

L’arme principale du réalisateur reste néanmoins une mise en scène faramineuse, à l’image de l’univers sans concession qu’il dépeint. Casino est un acte définitif qui confine au sublime grâce aux prouesses d’une équipe technique et artistique de premier ordre : Rita Ryack aux costumes, Robert Richardson à la photo, Dante Ferretti aux décors, Thelma Schoonmaker au montage. Las Vegas brille tour à tour de mille feux, ou de toute la noirceur contrastée de ses ruelles les plus glauques. Tourné au Riviera, de nuit, pour se rapprocher davantage de l’ambiance du roman de Pileggi et voulue comme telle par Scorsese, le film possède un parfum immédiat de véracité, ainsi que le suggèrent les séquences quasi-documentaires où Nicky Santoro décrit en voix off le chemin de l’argent, de la poche du client gogo à la mallette destinée au Syndicat des camionneurs – le noyau de la pègre qui a infiltré le circuit des casinos, en passant par les arrières salles et les coffres-forts de façade. Le même postulat est entrepris lorsqu’on apprend le « code de la pute » auquel est soumise Ginger pour bénéficier de son impunité. A travers deux séquences imparables de fluidité, Scorsese plante son décor, ses acteurs, son intrigue. Cette maîtrise scénaristique s’appuie également sur l’utilisation de la musique qui ponctue presque intégralement le long métrage. A l’aide de standards blues ou rock, chaque scène trouve son propre rythme grandiose, intimiste ou dramatique, quand le texte des chansons n’évoque pas avec élégance les non-dits ou la psychologie des personnages. Mais la triade d’anti-héros, outre un script et un décorum de premier choix, trouve avant tout un aboutissement émotionnel dans l’interprétation inouïe de De Niro, Stone et Pesci. Les deux rôles masculins, attendris à l’école scorsesienne lors de films précédents, n’ont aucun mal à incarner malfrats aux mains écarlates et nababs en col blanc. La violence, autre thème récurrent du cinéaste, hurle ici sa démesure ultime en Joe Pesci, qui oppose sa catharsis immédiate à la désinvolture froide de De Niro. Perdue entre les eux, mais nullement épargnée par la fièvre ambiante, Sharon Stone compose l'une des performances féminines les plus inoubliables de l’histoire du cinéma – dans un rôle qui a failli échoir à l’ex-hardeuse Traci Lords, jouant la chatte, la tigresse, la harpie. Sublime à chaque plan, dévoilant une palette d’émotions insoupçonnées et véritable moteur sensible du film, sa transformation radicale de beauté infernale en ruine déshumanisée est l’écho le plus formel de la déliquescence que Casino met en scène. Symbole du faste et de la réussite sociale, Ginger, par ses addictions inexorables et sa déchéance, personnifie, au pied du mur, l’écroulement d’un univers qui, en définitive, n’avait que l’apparence pour lui. Et amoral jusqu’à son terme, malgré le filtre janséniste qui punit les héros de leurs péchés, le film s’achève sur le remplacement d’une pourriture par une autre : les dés roulent, et il y aura toujours une main pour les saisir.

par Grégory Bringand-Dedrumel

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