John Carpenter
États-Unis
On le dit fini, on le dit fatigué, on le dit déçu… Son dernier film, l’anarchiste et libertaire Ghosts of Mars, a fait exploser toutes les limites et les archétypes de son cinéma, et John Carpenter en a payé le prix: un échec monstrueux au box-office, et une critique destructrice, y compris parmi les fans de la première heure. Il est pourtant l’un des cinéastes les plus adulés au monde, quasiment le seul aux Etats-Unis à pouvoir se permettre d’apposer son nom au titre de ses films. Comme De Palma, comme Spielberg, il a ce privilège d’être la véritable star de ses films. Retour sur un artisan atypique, ayant imposé avec une grande modestie un style unique à Hollywood.
BIG JOHN: PETITS DEBUTS
Naissance en 1948 à Carthage, dans l’Etat de New York, enfance dans le Kentucky, élevé par un père musicien. Il joue du violon, se bat au collège avec Tommy Lee Wallace qui deviendra l’un de ses plus fidèles amis (et réalisateur de l’honorable Halloween 3 – Le Sang du sorcier), écrit des chansons pour un petit groupe de rock, édite un fanzine de science-fiction… Adolescence presque normale, donc. Sauf que dès l’âge de dix ans, le jeune John Howard Carpenter emprunte la caméra super 8 de son père pour réaliser ses premiers courts métrages, essentiellement tournés vers le petit monde du fantastique. Musique, mise en scène, écriture… Que choisir? Ce sera les trois, tout simplement. Sa voie semble toute tracée, il n’a plus qu’à la suivre: John Carpenter sera un auteur, un vrai. L’un de ceux qui impose son empreinte sur une œuvre, qui en fait un objet de culte, reconnaissable entre mille, à laquelle il adjoint une partition n’existant que par et pour les images qu’elle est censée souligner. Et tout cela est déjà prégnant dans les premiers courts qu’il écrit et réalise, aux titres évocateurs (Revenge of the Colossal Beasts). Dès l’adolescence, Carpenter a déjà son monde à lui, qui lui donne cette force, cette sincérité présente dans tous ses films. Mais en attendant de la faire éclater au grand jour, il s’inscrit à l’USC, Université de cinéma du sud de la Californie, dans laquelle il rencontre Dan O’Bannon et Nick Castle. Deux noms de plus, deux compagnons d’arme avec lesquels il fera un bout de chemin. Passons rapidement sur les années d’étude, durant lesquelles son véritable titre de gloire (bien qu’il en minimise systématiquement la valeur) reste la co-réalisation de The Resurrection of Bronco Billy en 1969, court métrage en 16 mm qui remporte l’Oscar l’année suivante. Ironiquement, ce sera le seul Oscar de toute sa carrière, et il se doit de le partager avec quatre autres metteurs en scène. Peu importe, il a déjà le pied à l’étrier, l’aventure Dark Star peut commencer.
"Dans l’espace, personne ne vous entend crier". Un vaisseau spatial, un équipage d’ouvriers cradingues et vulgaires, un ordinateur central, un extra-terrestre qui décime les membres un à un… Alien – Le Huitième passager? Presque. Dark Star est à ce jour le seul remake Z d’un triomphe ayant été réalisé avant la sortie de ce dernier. La raison: la présence au générique des deux films, en tant que scénariste, de Dan O’Bannon, qui joue par ailleurs l’un des rôles principaux et que Carpenter décrit comme "un expert en chapardage". Dark Star, ce "En attendant Godot dans l’espace", Carpenter en tourne tout d’abord 45 minutes dans le cadre de sa dernière année d’études. Une fois son diplôme obtenu, il ne lui reste plus qu’à trouver un distributeur qui, sur la base des images tournées, accepte d’injecter un peu d’argent pour terminer le film – au budget final de 60 000 dollars. On y trouve déjà certains thèmes du cinéaste, notamment sa propension à investir un univers fantastique réaliste, aux codes rationnels, cohérents et familiers, ainsi qu’une culture littéraire et cinématographique présente dans chaque plan (les références à 2001, L’Odyssée de l’espace, THX 1138, Ray Bradbury, etc.). Après quatre ans de tournage, le film sort le 16 janvier 1975 dans cinquante salles, est retiré presque aussitôt de l'affiche, mais bénéficie d’un véritable culte dans l’enceinte des cercles étudiants – au même titre qu’un Eraserhead ou qu’un Pink Flamingos. Durant ces quelques années de labeur, Carpenter en profite pour se faire un nom, mais en tant que scénariste. Il écrit de nombreux scripts; certains donneront matière à ses films suivants, d’autres seront vendus tout simplement.
EN ATTENDANT LA RECONNAISSANCE…
Le nom de Carpenter commence à circuler à Hollywood et il s’entoure peu à peu des personnes les plus influentes. Pendant la lente production de Dark Star, il parvient en 1973 à vendre le scénario de Blood River à la compagnie Batjac Productions, qui appartient à John Wayne. Le film ne se fera que quinze ans plus tard, en raison de la santé défaillante de l’acteur. Carpenter a toujours su placer ses billes à Hollywood, et ses scénarii circulent rapidement. They Bite, co-écrit avec Dan O’Bannon, ne verra pas le jour, mais Sans issue (Black Moon Rising) est vendu en 1975 pour être réalisé en 1986 par Harley Cokeliss, avec dans les rôles principaux Linda Hamilton et Tommy Lee Jones. Toujours en 1975, il écrit le thriller Eye (Les Yeux de Laura Mars), réalisé en 1978 par Irvin Kershner, le futur metteur en scène de L’Empire contre attaque, Jamais plus jamais et Robocop 2, et financé par John Peters (producteur du Batman de Tim Burton). La reconnaissance, Carpenter la touche du bout du doigt, son talent de scénariste est unanimement salué, mais ne compense pas l’échec sans appel de son premier film. Cependant, parallèlement à sa carrière de metteur en scène, il continue d’écrire pour les autres: Escape pour la Fox, Fangs sur un serpent monstrueux, Zuma Beach pour la télévision, Better Late than Never pour Richard Crenna (futur Colonel Trautman), El Diablo avec Tommy Lee Wallace, Philadelphia Experiment…
Autre méthode pour gagner sa croûte, la télévision. En tant que metteur en scène, Carpenter y touche plusieurs fois, notamment à la fin des années 70, où il réalise coup sur coup deux téléfilms: Meurtre au 43e étage et Le Roman d’Elvis. Le premier, thriller hitchcockien sur une femme espionnée par son voisin, est un subtil exercice de style dans lequel le jeune cinéaste apprend quelques bases de la mise en scène, notamment en ce qui concerne la gestion de l’espace. Sans être proprement stupéfiant, le film distille une angoisse sourde qui siérait plus à l’écran large. Un an plus tard, c’est la consécration absolue avec ce qui deviendra un hit historique: la biographie filmée d’Elvis Presley, téléfilm de trois heures (exploité sous une forme réduite à 1h30 dans les salles d’Europe) qui pulvérise des records d’audience à la télévision américaine, allant même jusqu’à dépasser les chiffres de la diffusion d’Autant en emporte le vent. Première rencontre avec Kurt Russell, qui deviendra l’acteur fétiche du cinéaste, et surtout apprentissage cette fois de la direction d’acteur, l’un des points faibles du cinéaste, y compris dans ses meilleurs films. La télé, Carpenter y reviendra dans les années 90 avec la série avortée Body Bags, limitée malheureusement à trois épisodes – dont un réalisé par Tobe Hooper, auteur de Massacre à la tronçonneuse. Dommage, le concept est sympathique, et voir apparaître Carpenter en présentateur glauque au milieu d’une morgue remplie de cadavres, est assez réjouissant.
A L’ASSAUT D’HOLLYWOOD
Retour en arrière. Peu de temps après avoir écrit le scénario de ce qui deviendra New York 1997, Carpenter se lance dans la rédaction de The Anderson Alamo (premier titre de Assaut), qu’il termine en huit jours et parvient à vendre immédiatement. Sachant que le budget promis ne suffirait jamais pour réaliser le western de ses rêves, il en fait un remake modernisé de Rio Bravo, déménageant l’histoire dans un commissariat assiégé par des centaines de jeunes, zombifiés par leur absence d’idéaux. Avec des années d’avance, c’est la violence des ghettos que Carpenter parvient à saisir, la peur des bandes de jeunes et leur assimilation, à cause des armes, du chômage, de la pauvreté, à un cerveau commun et dégénéré. Avant Halloween, c’est déjà le mal personnifié que le cinéaste choisi de dépeindre, à travers une horde de corps interchangeables et désincarnés. Perte des repères, flou des notions du bien et du mal dans ce huis clos où un flic fait équipe avec un prisonnier. Et déjà, la figure du maverick, de l’asocial, en la personne du taulard Napoléon Wilson, décliné sur tous les modes dans les films suivants du cinéaste (New York 1997, Les Aventures de Jack Burton, Invasion Los Angeles, Vampires, Ghosts of Mars…). Autre constance, plus anecdotique cette fois, la présence au générique d’un monteur mystérieux en la présence de John T. Chance, en fait Carpenter caché derrière un pseudo. Modestie et cinématographie (ses pseudos sont systématiquement des hommages à des films connus, ici Rio Bravo) sont à la base de cette habitude, le cinéaste n’aimant pas voir son nom répété plusieurs fois au générique de ses films. Produit par CKK Corporation pour 100 000 dollars, sorti en novembre 1976, le film peine à rembourser son budget.
C’est en 1978 que Carpenter trouve l’idée de génie qui lancera définitivement sa carrière. "Je n’arrivais pas à croire que personne à part Yablans (le producteur) n’avait jamais eu l’idée d’intituler un film Halloween. Non seulement j’ai trouvé ça génial, mais ça m’a permis d’ajouter une dimension supplémentaire au personnage du tueur, d’en faire quelqu’un de différent de l’habituel psychopathe". De fait, La Nuit des masques fait entrer le jeune cinéaste dans la légende, et le film se révèle non seulement comme un modèle d’angoisse et de mise en scène (bien plus proche de Psychose que d’un Vendredi 13), mais également comme le film indépendant le plus rentable de tous les temps. Une mise de départ de 300 000 dollars pour des recettes avoisinant les 55 millions de dollars sur le sol américain, seul Le Projet Blair Witch fera mieux vingt ans plus tard. Avant tout, la mise en place d’un dispositif de mise en scène qui, bizarrement, ne fera pas école: composant son cadre avec précision, utilisant le cinémascope dans son plein potentiel, Carpenter montre la menace venant du fond du champ. Souvent dans le même cadre, le tueur et sa victime se croisent sans forcément se rencontrer, sous l'œil du spectateur pleinement actif car réagissant au maximum au procédé. Tentant désespérément de prévenir la victime, il assiste à son exécution après avoir tout essayé pour l'empêcher. Autre idée de mise en scène: un subtil conditionnement du spectateur par le biais de l’utilisation de la caméra subjective. Premier meurtre, montré à travers les yeux du tueur encore enfant: portant un masque, ne laissant apercevoir au spectateur que ce que les trous pour les yeux laissent passer, Michael Myers attrape un couteau et assassine sa sœur aînée, alors que celle-ci se préparait pour le bal de fin d'année. L'astuce vient de cette utilisation isolée dans le film de la vision subjective. Plus jamais Carpenter ne l'utilisera dans le reste du métrage. Pourtant, portant parfois sa caméra à l'épaule, accompagnant l'image d'un léger bruit de respiration, il fait croire au spectateur que sa caméra montre ce que le tueur voit. Dans le champ, une victime potentielle. La caméra la fixe, le spectateur est en position de voyeur, croyant voir ce personnage à travers les yeux du tueur (comme dans la première scène). Quand celui-ci apparaît derrière sa victime, la surprise du spectateur, totalement désorienté, est donc totale.
Le succès ne quitte plus Carpenter dans les années qui suivent. Halloween est un triomphe incroyable qui invente quasiment un genre (celui du slasher); Fog remplit les salles et devient lui aussi un classique instantané qui remporte quinze fois sa mise initiale; New York 1997 impose une nouvelle figure au panthéon des héros de cinéma avec l’incroyable Snake, et le film rafle plus de 25 millions de dollars pour une mise de départ quatre fois inférieure; Christine, pourtant l’un de ses films les plus faibles, bénéficie de la caution de Stephen King et d’une campagne d’affichage magnifique, au point lui aussi de dépasser les 25 millions de recettes aux Etats-Unis; Starman est nominé plusieurs fois aux Oscars… Durant ces quelques années, Carpenter fait partie de ces noms qui comptent le plus à Hollywood. Mais, en marge des plus gros wonderboys (Lucas, Spielberg, Coppola…), son succès est à rapprocher de celui d’un Brian de Palma, autre cinéaste ayant du mal à négocier le virage des années 80. Quoiqu’il en soit, en 1982, Carpenter est propulsé à la tête de l’un des films les plus attendus de l’année, au budget, imposant pour l’époque, de quinze millions de dollars: le remake de The Thing. Réadaptant la nouvelle de John W. Campbell, La Bête d’un autre monde, confiant la partition à Ennio Morricone, Carpenter retrouve pour la troisième fois son alter ego Kurt Russell pour une œuvre horrifique aux effets spéciaux démentiels de Rob Bottin. Malheureusement, le film se plante au box-office, le public étant bien plus attiré par les extra-terrestres gentils de Spielberg (E.T. sort quelques semaines avant) que par ceux belliqueux de Carpenter. Pour le cinéaste, c’est le début d’une lente plongée dans les limbes hollywoodiennes, dont il émergera en retournant tout simplement vers la série B salvatrice.
LA CORDE RAIDE
En 1983, grand cinéphile, Carpenter découvre dans un festival obscur le novateur Zu, Warriors from the Magic Mountain de Tsui Hark, et en sort logiquement choqué et profondément affecté. Loin de l'imagerie légèrement kitsch que le film se colle aujourd'hui, Zu, lors de sa sortie, fit l'effet d'une bombe, immédiatement déniée par le tout Hollywood qui mit plus de dix ans à en digérer le fonctionnement et l'ingéniosité. Carpenter ayant régulièrement une décennie d'avance sur ses confrères, il décide de rendre hommage à ce genre, et de le confronter à ce qu'il est convenu d'appeler le "héros carpenterien". Intégrant au passage des références à quelques films vus dans les années qui ont précédé (La Rage du tigre, Miracle Fighters, L'Exorciste chinois etc.), il réalise en 1985 ce qui reste l'un de ses plus gros budgets (25 millions)... et malheureusement son plus grave échec (à peine 12 millions de recettes). Quinze ans plus tard, Les Aventures de Jack Burton dans les griffes du Mandarin est considéré comme un classique du film d'aventures. Culte, comme tous les autres films de Carpenter, ce film reste un ovni dans le paysage cinématographique des années 80, en raison de l'avance prodigieuse qu'il avait sur, au hasard, toute la vague post-John Woo que le cinéma d'action a connue dans les années 90. Arts martiaux, gunfights, magie, effets spéciaux, chorégraphies à la Yuen Woo-Ping, Carpenter utilise toute l'imagerie des films de Hong Kong pour l'intégrer à un script avançant à cent à l'heure - ce qui a probablement dérouté lors de sa sortie - et prenant pour point de vue celui du personnage principal, Jack Burton.
Deux échecs successifs, c’en est trop, et c’est vers la série B et la société Alive Films que le cinéaste se tourne avec amertume et espoir. Mise de départ minimale pour des films remboursés dès le premier week-end de leur sortie, et totale liberté artistique. Prince des ténèbres, Invasion Los Angeles, L’Antre de la folie, Le Village des damnés et Vampires consolident un peu plus l’assise que le cinéaste peut avoir au sein de l’industrie hollywoodienne: un public restreint mais fidèle, qui réconforte les producteurs et leurs assure un retour minimal d’une quinzaine de millions de dollars. En outre, la plupart de ces films reçoivent à juste titre, notamment en Europe, des critiques dithyrambiques qui élèvent un peu plus Carpenter au rang d’auteur. Entre deux petits budgets, il tente de résister aux appels des sirènes hollywoodiennes, sans trop y parvenir puisqu’il réalise Les Aventures d’un homme invisible et Los Angeles 2013 (pour lequel il reçoit un salaire de cinq millions de dollars!), deux échecs commerciaux pour deux budgets élevés. Mais d’une manière générale, le cinéma de Carpenter a changé, s’est fait plus cérébral, moins formel et il n’est pas rare de le voir proposer une mise en abyme de son art, à travers le scénario de L’Antre de la folie ou la mise en scène de Los Angeles 2013. Mis à part le visuellement splendide Vampires, ces dernières années sont ainsi caractérisées par un recul de la jubilation visuelle qui faisait le mérite de ses précédents films. Carpenter a mûri, et l’amertume et la colère qui le guident depuis dix ans au travers de ses projets en font l’un des cinéastes politiques les plus importants aux Etats-Unis. Malheureusement, il n’est pas dit que l’Amérique actuelle ait une quelconque envie de se prendre dans les dents les missives filmiques de Big John, et Ghosts of Mars a définitivement enterré sa carrière, laissant sur le carreau un réalisateur profitant des dividendes de la série Halloween. Espérons que le retour en grâce du cinéma fantastique et la réapparition de George A. Romero, autre grand cinéaste politique évoluant dans le fantastique, sauront le faire sortir d’une retraite trop précoce.
Filmographie sur FilmDeCulte
- 2011 (Réalisateur) Halloween (1978)
- 2011 (Scénario) Halloween (1978)
- 2011 (Musique) Halloween (1978)
- 2010 (Réalisateur) Ward (The)
- 2001 (Réalisateur) Ghosts of Mars
- 2001 (Scénario) Ghosts of Mars
- 1996 (Réalisateur) Los Angeles 2013
- 1996 (Scénario) Los Angeles 2013
- 1996 (Musique) Los Angeles 2013
- 1994 (Réalisateur) Antre de la folie (L')
- 1982 (Réalisateur) Thing (The)
En savoir plus
1974 Dark Star 1978 Assaut 1978 Halloween 1978 Meurtre au 43e étage (TV) 1979 Le Roman d’Elvis (TV) 1980 Fog 1981 New York 1997 1982 The Thing 1983 Christine 1984 Starman 1986 Les Aventures de Jack Burton dans les griffes du Mandarin 1987 Prince des ténèbres 1988 Invasion Los Angeles 1992 Les Aventures d’un homme invisible 1993 Body Bags (TV) 1995 L’Antre de la folie 1995 Le Village des damnés 1996 Los Angeles 2013 1998 Vampires 2001 Ghosts of Mars