Bertrand Blier
France
Il a été le plus grand cinéaste français. Et au vu de la réussite de son dernier et sublime film (Combien tu m'aimes?), il n'est pas exclu qu'il le redevienne. Lucide, acide, cynique, humoristique, le cinéma de Bertrand Blier a traversé les années en prenant une valeur inestimable et étonnamment moderne. Films cultes, films miroirs, ses chefs d'oeuvre (et ils sont nombreux) se laissent voir et revoir avec toujours autant de fascination. Retour sur une carrière qui, des César aux Oscars, des années 70 aux années 2000, a traversé les frontières et les époques.
C’EST ÇA LA FRANCE
"Pas de doute, nous sommes bien en France". Quelques mots, énoncés par Gérard Depardieu, le complice de toujours, dans Les Valseuses (film dont le titre fait déjà figure de profession de fois), suffisent à poser le personnage. Un regard lucide sur la société, un discours mordant à l'ironie scandaleuse, un sens inné du dialogue percutant. Tout Bertrand Blier est dans cette phrase, première d'une série de répliques devenues célèbres, voire cultes, avec le temps. Les Valseuses, c'est avant tout un vent de jeunesse post-68 issue du café théâtre qui déboule sur la France, un incroyable souffle libertaire mettant en branle le cinéma de papa comme celui de la Nouvelle Vague. Et un trio d'acteurs (Gérard Depardieu, Miou-Miou, Patrick Dewaere) propulsés au rang d'icônes, représentatives du décalage entre la jeunesse et le gouvernement Pompidou. "Je n'aurais pas écrit Les Valseuses sous Mitterrand. Je l'ai écrit sous Pompidou, dans le contexte d'une certaine culture, particulièrement gonflante, surtout dans le cinéma. J'ai fait ça exprès, les pieds devant, j'y suis allé à fond. J'avais 30 ans, je me suis dit: ça passe ou ça casse, de toute façon, je ferai plus jamais rien après". A quel courant appartient le film de Blier, adapté de son propre roman? Aucun, et surtout pas à une Nouvelle Vague depuis longtemps à bout de souffle. Ce qui explique sans doute les cinq millions de spectateurs qui s'agglutinent dans les salles, score inespéré pour le jeune cinéaste, qui ne retrouvera par la suite jamais un tel succès. Au cours de cette ballade de trois paumés qui prennent la vie comme un supermarché, au-delà même de dialogues fabuleux aussi vulgaires que poétiques, Blier laisse poindre l'émotion, les sentiments, parvient à rendre tangible l'amitié et l'attachement des personnages, à rendre belle cette relation à trois: l'amour, éternel sujet du cinéaste et pivot central d'un film qui, déjà, décrit la lente déshumanisation des rapports humains, réduits bien souvent à leur état le plus primaire, le sexe. Quelques années plus tôt, après avoir débuté comme assistant réalisateur - en 1959 sur Oh! que mambo de John Berry - et travaillé sur les films de papa Bernard - éternel second rôle du cinéma français, qu’il dirige dans son premier film de fiction, Je suis un espion, en 1967 -, Blier avait réalisé un documentaire remarqué, en noir et blanc, présentant déjà, à travers ses espoirs et ses attentes, une jeunesse en péril: Hitler, connais pas! .
FEMMES DES ANNEES 80
D'exclusivement - ou presque – masculin, viril, voire misogyne, le cinéma de Blier effectue une pudique impulsion vers la figure féminine, que Blier élèvera, l'air de rien, vers un idéal maternel et divin. La femme, chez Blier, n'est plus une féministe exacerbée et castratrice (Calmos, ratage impardonnable faisant suite aux Valseuses, mais réévalué à la hausse d'année en année). Sans elle, "tous les hommes sont perdus. S'il n'y avait pas les femmes, on serait dans les forêts à hurler comme des loups" (Les Côtelettes). Solange, prolongement de Marie-Ange (Miou-Miou), devient sous l'oeil du cinéaste un être fragile, qui ne sourit plus, une plaie en manque d'amour, sentiment que l'homme (Depardieu, puis Dewaere, de nouveau), trop brutal, ne parvient plus à lui donner. Solange, l'un des plus beaux personnages féminins de l'oeuvre du cinéaste, porte le film Préparez vos mouchoirs au firmament de l'émotion, dans sa relation avec le petit Riton, enfant malheureux victime de parents bourgeois, seul capable de lui redonner le sourire. Incroyablement généreux envers la femme ("Il faudrait pouvoir toutes les rendre heureuses, pouvoir toutes leur offrir des fleurs" – Trop belle pour toi), en dépit de phrases jugées vulgaires lorsque extirpées de leur contexte, Blier reste probablement le cinéaste ayant le mieux compris la complexité "des rapports hommes-femmes. Les rapports dominés-dominants. Je crois que c'est la clé. Je pense qu'on est des animaux, faut pas se raconter d'histoires". Patrick Dewaere dans Beau-père: "Elle m'a expliqué qu'une femme, de temps en temps, il fallait que ça s'achète un truc, une jupe, des chaussures, qu'il fallait que ça fasse un petit cadeau, sinon ça s'étiolait, ça brillait plus et ça mourait". Sous cette réplique un rien machiste se cache un discours qui trouve son apogée dans le dernier film du cinéaste, Combien tu m'aimes? . Chez Blier, la femme est livrée dans toute sa splendeur, avec ses défauts de femme, ses qualités de femme, et cette noblesse, inaccessible pour l'homme rustre et peu finaud de l'univers du réalisateur. Elle peut y apparaître comme salope (Miou-Miou dans Tenue de soirée), pute (Anouk Grinberg dans Mon homme), enfant (la même dans 1, 2, 3 Soleil), froide et inaccessible (Bouquet dans Trop belle pour toi), elle porte toujours en elle une blessure infligée par une société moralisatrice et patriarcale, par une éducation désenchantée ("Elle avait grandi à une vitesse folle, pendant que Martine et moi prenions de la bouteille, à grands coups de désillusions, de rêves passés sous silence, de contes de fées qui n'avaient jamais lieu" - Beau-père), qui lui laissent peu de chance de s'épanouir: "Il brille, mon nez. C'est pas comme mon avenir" (Balasko dans Trop belle pour toi).
VIENS VOIR LES COMEDIENS
S'il a loupé les pointures qui précédaient sa génération (Ventura, Gabin, Bourvil, Jouvet...), et si son cinéma s'est, les premières années, essentiellement tourné vers une école de gueules nouvelles (Depardieu, Miou-Miou, Dewaere, Carole Laure...), Blier a tourné avec les plus grands de son époque. "Ce qui me touche chez les acteurs? Peut-on dire ce qui nous touche dans l'oxygène?", explique t-il lors de la sortie des Acteurs, en 2000. Depardieu et Dewaere, bien entendu, mais aussi Jean Rochefort (Calmos), Bernard Blier, Jean Carmet et Michel Serrault (Buffet froid), Alain Delon et Nathalie Baye (Notre histoire), Annie Girardot et Charlotte Gainsbourg (Merci la vie), Marcello Mastroianni (Un deux trois soleil), Gérard Lanvin (Mon homme), Michel Bouquet et Philippe Noiret (Les Côtelettes)... Les dirigeant comme des comédiens de théâtre - déclamant des dialogues suffisamment écrits pour atteindre ce côté onirique qui fait l'originalité de son cinéma -, Blier a apporté sur un plateau d'argent le César du meilleur interprète masculin à Delon, celui de la meilleure actrice à Carole Bouquet, du meilleur second rôle à Mastroianni, du meilleur espoir à Olivier Martinez, le prix d'interprétation cannois à Michel Blanc, celui du Festival de Berlin à Anouk Grinberg... Un palmarès conséquent, qu'il enrichit par ailleurs de trois César du meilleur scénario (pour Notre histoire, Buffet froid et Trop belle pour toi), d'un prix du jury à Cannes et des César du meilleur film et meilleur réalisateur (Trop belle pour toi), de l'Oscar du meilleur film en langue étrangère (Préparez vos mouchoirs), du grand prix du cinéma européen à Venise (Un deux trois soleil), du prix à Cannes du meilleur scénario pour Grosse Fatigue, qu'il co-écrit avec Blanc... Blier et les acteurs? Tout simple: Depardieu, à part peut être chez Pialat, et Dewaere n'ont jamais été aussi forts, aussi majestueux, aussi sincères. Anouk Grinberg, ex-compagne du cinéaste, a enchanté de son phrasé une trilogie qui lui était consacrée. Blanc, Lhermitte, Balasko et Coluche ont trouvé en lui un metteur en scène sachant déceler dans leurs comédies un véritable potentiel dramatique. Carole Bouquet a démontré des capacités dont personne ne la croyait capable... Blier n'a qu'à passer un coup de fil pour obtenir le casting nécessaire, jusqu'à celui impressionnant des Acteurs, foirage ahurissant dans lequel il entraîne la quasi totalité des comédiens français.
MEMBRE SANGUIN
Quand on pense Blier, on pense à Depardieu, aux femmes. Et surtout aux dialogues. Transcendant un univers burlesque, absurde, voire parfois kafkaïen (Buffet froid), ils sont la patte même d'un cinéaste parvenu, avec Tenue de soirée, au niveau d'un Audiard ou d'un Guitry. Ses scénarios sont parfois eux-mêmes issus d'une simple idée, d'une simple réplique. Les Côtelettes, c'est avant tout une ligne de dialogue: "’Je viens pour vous faire chier’. Il y avait juste ça. Net de décoffrage. C'était une vieille idée que j'avais pour un film. Ça n'a l'air de rien mais ça porte beaucoup de choses". Méchants, vulgaires, constitués d'aphorismes devenus cultes, ses dialogues font mouche, à une ou deux exceptions près (Calmos ou La Femme de mon pote), parce qu'ils portent en eux une apparente simplicité qui les fait osciller entre réalisme et onirisme. A ceux qui lui reprochent la dureté de ton, il répond: "Je ne serai jamais un gentil membre. Le membre n'est pas gentil. Il est gorgé de sang". Et déjà, en 1974, il ne cherche pas à édulcorer son roman lorsqu'il adapte Les Valseuses. Marie-Ange, shampouineuse frigide, n’y est "qu’un trou avec du poil autour, un boyau insensible" sur lequel "on s'use le chibre", les prisons de femmes contiennent des bombes sexuelles dans lesquelles "tu mets le doigt, ouh lala, ça brûle", Depardieu et Dewaere se lamentent, espérant qu'un "cul les attende quelque part", le problème étant "d'établir le contact sans déclencher l'alarme", etc. Mais, de ciselés et percutants, les dialogues se font de plus en plus borderline, jusqu'au point de non retour, la sublime partition de ce "putain de film" qu'est Tenue de soirée. Blier le reconnaît lui-même, il a été trop loin avec les dialogues de ce film qui, bien qu'incroyables, peuvent sembler un rien too much aujourd'hui, comme si le cinéaste, encouragé par sa plume facile, n'avait su se brider dans certaines scènes. Alors certes, les répliques fusent ("Une maison dans la nuit, c'est comme une femme au lit, ça secoue, ça gémit. Et quand ça gémit, moi je m'introduis"; "Si tous les pédés étaient comme lui, y aurait moins de malheureuses"; "Mais mon vieux, si j'étais pédé, y a longtemps que tu y serais passé. Hop, ramonage des boyaux, bonjour le chocolat, la turbine ensorcelée"), et bien entendu, le public suit. Mais l'on préfèrera à Tenue de soirée, malgré le sans faute que constitue la première heure de métrage, la beauté douce et poétique de Trop belle pour toi, chef d'oeuvre absolu du cinéaste, merveille d'émotion et de maîtrise.
ET MAINTENANT, QUE VAIS-JE FAIRE ?
Désaffection progressive du public? Si on veut. Après deux triomphes (Trop belle pour toi et surtout Tenue de soirée), Blier fait une erreur: "J'ai fait le film que je rêvais de faire". Le fait est que, si Merci la vie s'en sort plutôt bien avec 350.000 entrées sur Paris, le cinéaste a sondé les profondeurs du box-office avec chacun des quatre films suivants. Ce fait est d'autant plus probant avec Les Côtelettes (103.000 entrées en France), massacré, certes un peu injustement (bien qu'indéniable, le ratage artistique était sans commune mesure avec celui, par exemple, des Acteurs, son film précédent), par la presse: "La communication est mal passée, je l'ai senti dès sa présentation à Cannes. On ne comprenait pas non plus que je sois produit par Besson, pour qui j'ai beaucoup d'amitié et d'admiration". Blier et le box-office, c'est une lente histoire d'amour et de haine, une véritable montagne russe comparable à celle d'un Lelouch. Les Valseuses (5.726.031 entrées), Tenue de soirée (3.144.600 entrées), Trop belle pour toi (2.031.089 entrées) sont des triomphes. Calmos, Notre histoire, Beau-père, Un deux trois soleil, Mon homme, Les Acteurs, Les Côtelettes sont des échecs. Buffet froid, La Femme de mon pote, Merci la vie naviguent en eaux troubles. "Mais globalement, il ne faut pas exagérer, si j'ai fait quelques films qui n'ont pas bien marché, ma situation reste extrêmement enviable. J'ai fait seize films, dont au moins trois ou quatre ont été d'énormes succès, ils passent régulièrement à la télévision, et j'ai un avantage énorme: j'ai tous les acteurs avec moi". Reste que depuis plus d'une décennie, Blier court après le succès, et le loupe systématiquement de peu malgré des campagnes publicitaires parfois astucieuses. A cela, une raison, autre que la qualité moindre de ses derniers films: leur humour, qui passe aujourd'hui pour du cynisme. Voir en Buffet froid à l'époque une comédie, pourquoi pas? Plus possible aujourd'hui, trop noir, trop ancré dans une réalité sur laquelle Blier avait vingt ans d'avance. Les films du cinéaste ne font plus rire, ils font peur. Leur univers froid et égoïste dans lequel se débattent des personnages misérables peine à rassembler un public de moins en moins enclin à la déprime. "Ne serait-il pas temps, pour moi, de faire des films moins dangereux, plus ludiques. Plus faciles d'accès pour la majorité des gens", se demande-t-il. Plus jeune, formaté par des chaînes de télévision, moins téméraire, le public n'a plus envie d'entendre Depardieu lui dire que "ce que l'homme voudrait, c'est vivre plusieurs vies. Et ce n'est pas possible parce qu'il n'en a qu'une, et en plus elle est courte" (Trop belle pour toi). Alors Blier, démoralisé, et parce que "maintenant le cinéma, ça le gonfle", se tourne vers l'écriture (le roman Existe en blanc) et le théâtre (Les Côtelettes, mis en scène sur les planches par Bernard Murat), avant de revenir, aujourd’hui, avec l’un de ses plus beaux films, l'arlésienne d'un cinéaste trop vite enterré, le somptueux et pudique Combien tu m'aimes?. Et nous, combien on l’aime? Beaucoup.
En savoir plus
2005 Combien tu m'aimes? 2003 Les Côtelettes 1999 Les Acteurs 1996 Mon homme 1993 Un deux trois soleil 1990 Merci la vie 1989 Trop belle pour toi 1986 Tenue de soirée 1984 Notre histoire 1983 La Femme de mon pote 1981 Beau-père 1979 Buffet froid 1978 Préparez vos mouchoirs 1977 Calmos 1974 Les Valseuses 1967 Si j'étais un espion 1963 Hitler, connais pas!