Nos Années sauvages

Nos Années sauvages
Envoyer à un ami Imprimer la page Accéder au forum Notez ce film

Playboy égoïste et désoeuvré, Yuddy séduit sans peine la fragile Su Li Zhen et la volcanique Mimi / Lulu. La barmaid et la danseuse rêvent de mariage et de confort, quand le jeune homme songe déjà à fuir. Il part aux Philippines retrouver la mère qu'il n'a jamais connu et qui l'a abandonné à sa naissance.

Nos années sauvages - bande annonceenvoyé par k-chan

NOSTALGIE DU COOL

Etrange de revenir sur la genèse d'un film qui, par ses leitmotiv et ses acteurs, annonce les spirales dissidentes de 2046, mais s'en éloigne à mesure que l'intrigue se délie et s'affranchit de ses premiers aléas amoureux. Les palmiers s'inclinent et flattent les accords suaves de Xavier Cugat, la torpeur suffocante embrase les appartements exigus et déshabille les midinettes. Nos Années sauvages s'attarde sur ces secondes flottantes et indécises, d'élégance lascive et de violence réprimée. A trente-et-un ans, Wong Kar-Wai livre pour son second long métrage un irrésistible et grisant manifeste esthétique. A l'heure où le film connaît une distribution en salles aux Etats-Unis, il est d'autant plus troublant de relever les similitudes avec 2046, In the Mood for Love et de superposer une à une les nombreuses passerelles amies. Pas celles de l'histoire aux accents désinvoltes (Wong Kar-Wai décline la même depuis ses débuts, un scénario n'est jamais plus qu'une lande infinie de possibles), mais du tournage bringuebalant et de son interruption brutale. Petit polar rageur et déprimé, As Tears Go By cachait déjà une identité double. Ni tout à fait ordinaires, ni tout à fait excentriques, vite paralysés par les tête-à-tête languides et la romance sans lendemain, les interludes mafieux ne servaient que de maigre faire-valoir. Les voyous épinglés tentaient désespérément de se libérer des entraves que le genre leur imposait.

TROIS PETITES LARMES

Nu, éraflé, alambiqué et volage, Nos Années sauvages ne satisfait aucune attente à sa sortie. Son allure nonchalante désespère par ses intervalles abrupts, ses sillons irréguliers embarrassent les conventions. Le chantier débute pourtant sous les meilleurs auspices. Le succès aidant (acclamé en Corée et à Taiwan, As Tears Go By se targue en 1988 d'une sélection cannoise au sein de la Semaine de la Critique), Wong attire dans sa toile les visages les plus aguicheurs du moment (Leslie Cheung, Tony Leung Chiu-Wai, Carina Lau), retrouve les deux protagonistes de son précédent long (Andy Lau et Jackie Cheung). Intrigué par tant de mélancolie rêveuse, il prend sous son aile Maggie Cheung, beauté frêle et endurante, dont l'ambition ne se résume alors qu'à des cascades et des figurations imperceptibles. Producteurs et aficionados flairent la manne, imaginent une saga olympienne aux tournures frémissantes et aux bravoures chamarrées. Commercialement, Nos Années sauvages n'a d'ébourriffant que sa chute; le film finit sa carrière ventre à terre, fierté cabossée. Sauvé par une presse élogieuse et des billets d'honneur aux Césars locaux, Wong conforte son image d'esthète capricieux et secret. Nos Années sauvages appelait une suite immédiate (le contrat est rompu sans ménagement), elle ne viendra que beaucoup plus tard sous une forme revisitée. En 1990, l'absence, le manque, les deux talons d'Achille du cinéaste ne demandent qu'à s'épanouir.

HORS SAISON

Nos Années sauvages naît d'un malentendu. Les saturations et les embardées frénétiques d'As Tears Go By ont laissé place à des bruissements ombrageux et des silences empourprés. Wong Kar-Wai rend méconnaissables ses starlettes, congédie les ritournelles sucrées pour bifurquer à mi-parcours. Malmenée, l'intrigue avance à reculons quand elle ne stagne pas sous une pluie diluvienne. Amputé de ses origines, Yuddy tourne le dos à sa mère adoptive, à ses amours, à son seul compagnon d'infortune pour échapper à la normalité, bien trop indigente. Wong Kar-Wai le compare à "l'oiseau sans patte" de Tennessee Williams, condamné à l'errance. L'ombre de La Descente d'Orphée s'abat sur ses épaules orgueilleuses. "Il existe un oiseau qui ne s'arrête jamais de voler et s'endort dans le vent. Il ne se pose qu'une seule fois dans sa vie... pour mourir." Libéré de ses attaches, fasciné et écoeuré par sa propre image, Yuddy se répète inlassablement ces mêmes mots. Il dévisage Su Li Zhen et Lulu, va au-devant de leurs attentes, mais ne les regarde plus dès qu'elles s'immiscent dans sa vie et lui réclament un dû. Flegme insolent, humeur badine, il s'avance vers elles: on ne voit que sa nuque. On ne verra pas non plus son vrai visage, celui-là même qu'il souhaite montrer à sa mère naturelle.

AMOUR UN JOUR

Amours à contretemps, amours butés et contrariants. Aucun couple ne survit, tous se heurtent aux dissensions, à l'ingratitude, au hasard le plus mesquin. Ni Su Li Zhen, ni Tide le policier confident, ni Lulu, ni Sab l'ami trop pressant ne concrétisent leurs rêves de réciprocité. Plus âcre que tous les autres, le désir de Yuddy ne trouve pas non plus la réponse escomptée. Il quitte l'antre maternel sans y avoir assouvi sa curiosité. Déçu de n'avoir pu parler à l'inconnue tant de fois vénérée, l'orphelin indigne lui refuse la vue de son visage et s'éloigne d'un pas pressé. Contaminée elle aussi, l'image se liquéfie soudain, le pas s'allonge et les notes irradiantes de Cugat retentissent pour mieux geler les rancoeurs. On ne voit plus que son dos. Les deux amoureuses n'étaient à ses yeux que des corps alanguis, anonymes, presques invisibles. Rejeté à son tour, Yuddy contemple sa chute avec avidité, l'éclat du Don Juan s'estompe peu à peu. Dans 2046, Chow Mo Wan ressuscite les Eurydice de son existence émiettée. Yuddy, lui, les abandonne une à une, sans se retourner. Le dernier plan, seul vestige de cette suite avortée, introduisait le personnage de Smirk le joueur. La jonction entre les deux films est désormais connue. Nos Années sauvages appartenait à la grâce malicieuse et diaphane de Leslie Cheung, 2046 sera le refuge de Tony Leung et de toutes les chimères désappointées.

par Danielle Chou

En savoir plus

Langue familière

Originaire de Shanghai, Wong Kar-Wai a émigré à Hong-Kong à l'âge de cinq ans. Le cinéaste parle couramment l'anglais, le mandarin et le cantonais. Détail imperceptible pour les oreilles non exercées: ses acteurs ne parlent pas tous la même langue. Plutôt que d'harmoniser les accents, Wong préfère les laisser s'exprimer dans leur idiome habituel. Takeshi Kaneshiro s'exprime en japonais (au téléphone), en cantonais (aux autres) et en mandarin (en voix off) dans Chungking Express, Brigitte Lin lui répond en chinois, tandis que Tony Leung et Faye Wong poursuivent leurs conversations au cantonais. Dans Nos Années sauvages, la mère adoptive de Yuddy est la seule à maîtriser le dialecte shanghaien, alors que tous les autres personnages se confient en cantonais. Dans 2046, quand Chow Mo Wan (Tony Leung) se projette dans son roman, il s'imagine tout naturellement en héros étranger, parlant couramment le japonais. De même dans Happy Together, la barrière des mots ne constitue jamais une maladie honteuse. Chez Wong Kar-Wai, la langue n'est jamais plus qu'une passerelle, un raffinement mélodieux en plus.

Quelques liens :

Partenaires