Matrix
États-Unis, 1999
De Andy Wachowski, Lana Wachowski
Scénario : Andy Wachowski, Lana Wachowski
Avec : Laurence Fishburne, Carrie-Anne Moss, Joe Pantoliano, Keanu Reeves, Hugo Weaving
Photo : Bill Pope
Musique : Don Davis
Durée : 2h16
Sortie : 23/06/1999
Le pirate informatique Thomas Anderson découvre que son quotidien est une illusion, une réalité virtuelle mise en place par les machines. Sorties victorieuses d’une guerre contre les humains, les intelligences artificielles les cultivent pour survivre, dans un 22e siècle post-apocalyptique.
NOUVEL HOLLYWOOD: EPISODE II
1999. La galaxie lointaine des blockbusters est devenu un petit village mondial où les différentes peuplades communient en écran large et son THX. Les "movie brats" d’hier (Spielberg, Lucas, Scorsese…) sont les parrains d’aujourd’hui, régnant sur l’Empire cinématographique depuis un quart de siècle. L’Empereur lui-même revient avec un nouvel épisode de Star Wars. Les fans s’agitent, accourent, avides de découvrir enfin ce qu’ils ne pouvaient que supputer. Enorme score au box-office, mais certains pensent que la Force n’est plus avec Lucas. Elle s’en est allée agiter d’autres esprits, des cinéphages fin de siècle tout frais, les frères Wachowski. Contrairement à leurs Pères, ceux-là ne sont pas nourris aux serials et aux grands classiques américains. Ils ont tété la culture pop à toutes ses mamelles: films de kung-fu, animation japonaise, jeux vidéo, cinéma de Hong Kong et comics. Grandes plâtrées, larges doses, les Wachowski sont sous influence d’une imagerie hétéroclite partagée par toute une génération. Après Bound et Assassins (Richard Donner), Matrix sera une œuvre synthétique, un œillet sur le panorama foisonnant de leur réservoir à icônes. En ce mois de mai fébrile et intergalactique, le film des Wachowski remporte une bataille populaire. Les aventures de Neo parlent au public, à cette foule que George Lucas attend stoïquement au sommet de sa montagne. C’est ainsi: l’univers cinématographique est en perpétuelle expansion, il y a toujours une galaxie qui naît quelque part. Celle-ci est proche et indubitablement inspirée.
FANS, JE VOUS AIME
Matrix est une œuvre de geeks, d’anonymes, de noctambules cinévores et webophiles, des adolescents attardés théorisant sur la période "costume bleu" de Superman et la rencontre Greedo/Han Solo cuvée 97. Franchissant le cap ô combien ardu de la maturité, les frères Wachowski sont parvenus à concentrer ce flot monstrueux pour réaliser le rêve d’une foule fanatique intransigeante. Ode à la fan-attitude, le film capitalise sur l’étonnant pouvoir de digestion de ses auteurs. Dans l’écriture comme dans la réalisation, il n’y a absolument rien d’involontaire: la méticuleuse précision du tout est la première qualité du métrage. D’abord élaboré en comic-book, Matrix est présenté au trublion Joel Silver et envisagé comme film. L’œuvre ne quittera pas l’égide graphique et y trouvera même un principe de mise en scène. Toutes les scènes sont scrupuleusement story-boardées par Steve Skroce, dessinateur de comics, et filmées selon ce guide dicté par les frères. La cohésion des plans est bluffante tant elle reste claire dans les essais les plus spectaculaires de l’histoire. Jamais un mélange hétéroclite n’a autant fonctionné: on sent dans chaque plan le poids de la prévisualisation graphique. Ce découpage méticuleux n’a d’égal que le soin quasi maniaque apporté au scénario. Si celui-ci est parfois excessivement solennel (le très sérieux Morpheus) et didactique, c’est pour rendre imparable l’union purement fantasmatique de différentes formes de divertissement. Avec la matrice, les auteurs proposent un concept qui contient à priori toutes leurs inspirations. Pour un film d’action, le prétexte est parfait: si les règles peuvent être brisées, toutes les associations de genre sont permises. Assurément, les Wachowski ne boudent pas leur plaisir.
LA REALITE VIRTUOSE
S’ils n’ont pas inventé le film d’action intelligent, les frères l’ont parfaitement réactualisé. Le spectacle outrancier, glouton et tapageur de Matrix peut se vanter d’être argumenté, lisible et diégétiquement indispensable. À l’instar de Piège de cristal, le spectateur n’est jamais pris pour un imbécile, guidé par des analogies simplettes le long d’une intrigue transparente. Le culte dont ce premier opus fait aujourd’hui l’objet se fonde précisément sur ce respect sans conditions. Matrix est une lettre de reconnaissance adressée à une culture méprisée, un fonds populaire donc détestable. Pour asséner la prédominance des arts destinés aux masses, il fallait bien deux trois mandales, une flotte de robots et quelques fusillades dans un jeu vidéo à l’échelle planétaire. Oui, la pop culture est classe, foisonnante et maligne: ses domaines de compétence vont bien au-delà de ce que l’on veut nous faire croire. Matrix est à son image, y puisant ses visions les plus noires (les fabuleux designs de Geof Darrow, autre dessinateur de comics), ses envols les plus câblés, ses cuirs les plus moulants. Quand un film d’action d’une telle ampleur (genre action tendance hétéroclite) et d’une rare intelligence pour notre ère cinéphilique hyper productive, force le respect d’un public qui en a pourtant vu d’autres, alors le culte n’est pas volé. Il est indispensable.