Matador
Espagne, 1986
De Pedro Almodovar
Scénario : Pedro Almodovar, Jesus Ferro
Avec : Antonio Banderas, Eva Cobo De Garcia, Nacho Martinez, Carmen Maura, Assumpta Serna, Julieta Serrano
Photo : Angel Luis Fernandez
Musique : Bernardo Bonezzi
Durée : 1h42
Diego Montes, ex-torero forcé à prendre sa retraite après une blessure, enseigne maintenant l’art de la tauromachie. Maria Cardenal est une avocate obsédée par la mort qui assassine ses amants au cours de l’acte sexuel. Angel est un des élèves de Diego et considère celui-ci comme un maître. Les destins des trois personnages vont se retrouver mêlés dans une quête de la vérité et de la mort jusqu’à ce jour d’éclipse solaire où les deux astres ne vont pas être les seuls à se confondre pour ne faire qu’un.
A CONTRE COURANT
Matador est le sixième film de Pedro Almodovar. Lors du tournage en 1986, il a déjà commencé sa carrière de cinéaste depuis douze ans et compte autant de courts métrages derrière lui. C’est avec Femmes au bord de la crise de nerfs deux ans plus tard qu’il assiéra définitivement sa réputation de réalisateur à surveiller et a volé depuis de succès en succès avec des films non seulement hauts en couleurs mais qui savent également toucher la corde la plus sensible des sentiments. Pedro Almodovar est un fidèle et non content de retravailler régulièrement avec les mêmes acteurs, il a également des thèmes de prédilection. Ainsi dans Matador le spectateur découvre déjà le ton de la mort, de la passion sexuelle, de la couleur rouge mais aussi de la place de l’église et de cette supériorité des femmes au tempérament de feu. Almodovar est un réalisateur qui évolue volontiers à contre-courant et le clame haut et fort à travers les images de ses films. Ses personnages ne sont pas lisses mais torturés, poussés par d’indicibles démons intérieurs, ce qui les rend d’autant plus fascinants pour le spectateur.
TOUT EST ECRIT
Ainsi, Matador suit le destin de trois personnages à la recherche de leur place. Celle de Diego était dans l’arène mais un accident l’a forcé à s’en trouver une autre qui ne lui permet plus d’assouvir ce pour quoi il vibre. Il l‘avouera à Maria dans la scène finale: "Cesser de tuer était pour moi comme cesser de vivre". Maria, comme elle le dit elle-même dans le film, appartient à la même race que Diego, la mise à mort fait partie intégrante de sa vie. Dans la magnifique scène qui débute le film, Diego explique justement à ses élèves l’art de cette mise à mort alors qu’en parallèle, Maria recherche sa prochaine victime avant de l’entraîner pour la tuer dans les règles énoncées par le torero. Le montage en alternance permet alors au spectateur d’apprécier la théorie et la pratique et en même temps déjà le lien si particulier qui unit les deux personnages. Angel va leur permettre de se trouver. Il est au printemps de sa vie et se cherche. N’ayant pas eu de figure paternelle à la maison, il s’en choisit une en la personne de Diego. Il sait qu’il ne dépassera jamais son maître alors se contente de vouloir l’imiter, afin de lui prouver qu’il peut faire comme lui. Il échoue et, ne voulant affronter son maître, préfère se faire enfermer et ainsi permettre au destin de mettre en présence l’avocate et le matador. Angel est de ce fait à la fois celui par qui les choses se mettent en place mais également celui qui a les moyens d’éviter que celles-ci ne prennent un tour tragique… ou pas. En effet, avec son prénom d’ange, ses visions, qui lui permettent de se trouver à deux endroits en même temps, et son aversion croissante pour l’église, Angel se trouve à une croisée des chemins, entre le bien et le mal.
L’AMOUR A MORT
La mort et le désir planent sur tout le film comme une évidence indissociable. Dès le début, Maria assène le coup parfait à son amant - exactement là où le torero doit frapper pour réussir la mise à mort -, juste avant l’orgasme de celui-ci, et jouit ensuite seule sur le cadavre. Les deux vont de pair et Diego demandera à sa maîtresse, la jeune et magnifique mannequin Eva, de se faire passer pour morte alors qu’il lui fait l’amour. La caméra de Angel Luis Fernandez s’arrêtera aussi en gros plan sur les parties génitales suggestivement moulées dans les pantalons serrés des apprentis toreros alors qu’ils s’entraînent. Appuyant ainsi le fait que ceux-ci puisent dans l’énergie sexuelle pendant un combat… celui-ci devant se terminer par la mort du taureau. Au moins deux des quatre personnes assassinées le sont au cours d’un acte sexuel. De même, Diego et Maria sont inexorablement attirés l’un par l’autre, chacune de leur rencontre mêle un désir sexuel incontrôlable et croissant mais également la présence permanente de la mort. Que ce soit lors de leur première rencontre chez lui alors qu’au cours d’une étreinte passionnée elle tente de le tuer, dans son bureau, où par peur de la montée du désir qu’il provoque en elle, elle le menace d’un revolver, ou alors sur ce pont où plusieurs personnes se sont déjà suicidées lors d’une fugitive étreinte. C’est seulement quand elle découvrira le secret de Diego que Maria réalisera qu’elle a enfin trouvé son double et qu’il est alors temps que le désir et la mort s’accouplent enfin. De plus, la quasi permanence de la couleur rouge à l’écran, que ce soit depuis le titre du film en passant par les costumes des personnages ou encore lors d’un fondu au rouge, renforce visuellement la dualité de la passion et de la mort (le sang).
LE SEXE FORT
Les femmes dans le film de Pedro Almodovar ont un ascendant sur l’homme et les principales figures masculines du film sont d’ailleurs bancales (Diego et le commissaire boitent) ou totalement soumises à la volonté féminine (Angel). La mère d’Angel est la castratrice personnifiée. Elle est toujours derrière son fils à le surveiller et lui dire ce qu’il doit faire. La critique est toujours sèche et brutale, ne lui laissant aucune chance de développer une personnalité en confiance. Il n’aura pas plus son mot à dire quand il sera en prison car son avocate Maria lui dira alors: "C’est moi qui prend les décisions à partir de maintenant". Par contre, même si la mère d’Eva lui souffle une partie de ce qu’elle doit dire pendant un interrogatoire au commissariat, c’est plus dans un souci de soutien et d’aide que dans une approche autoritaire, comme il y a entre Angel et sa génitrice. Les femmes entre elles sont complices et il n’y a pas de rapport de force déséquilibré. Celui-ci intervient dès que les hommes entrent en scène. La maman d’Eva ne se laissant pas plus intimider par les inspecteurs de police qui débarquent chez elle que par le commissaire. Les femmes prennent l’initiative et quand la seule élève féminine invite Diego à une fête, c’est les seins bien bombés, en attaquante. La psychiatre qui s’occupe d’Angel sera plus subtile et utilisera une tendresse accrue envers son patient, n’hésitant pas à l’embrasser pour provoquer la jalousie d’un commissaire qui restera de marbre. Des femmes qui savent ce qu’elles veulent et qui n’ont pas l’intention de laisser les hommes leur dicter une conduite qui ne leur convient pas.
DOUBLE ENTENDRE
Le cinéma du réalisateur espagnol lui sert également de tremplin pour dénoncer une éducation religieuse trop stricte qui empêche une ouverture au monde et ainsi à soi. Ainsi Angel n’a pas le droit d’aller au cinéma, seulement d’aller à l’église et de faire du sport. Sa mère, tellement obsédée par ses principes, n’entend pas l’appel au secours de son fils qui lui demande de l’envoyer chez un psychiatre; un conseiller spirituel est pour elle plus approprié. Quand le commissaire lui prouve que son fils ne peut être coupable, elle répond: "Les voies du diable sont impénétrables". Sa rigidité d’esprit (et par extension celle de l’église) ne lui permet aucune remise en question. Almodovar s’en prend ensuite aux médias et à la superficialité du monde de la mode au cours d’une scène où il interprète d’ailleurs un couturier surveillant les derniers préparatifs avant un défilé. La journaliste venue l’interviewer est sans cervelle et semble plus parachutée sur place que consciente de ce qu’elle doit faire, et le couturier conseille ironiquement à un mannequin en train se faire un shoot d’aller se piquer au toilettes, "qui sont là pour ça", plutôt que dans la salle. Celle-ci se met alors en chemin et vomit sur une robe au passage, vomi qui au lieu d’être nettoyé sera un atout supplémentaire pour la création. La réflexion de la maman d’Eva enfonce le clou: "Tant de génie m’accable!". Un film double donc, qui entraîne le spectateur crescendo sur le fascinant chemin de la séduction, de la perversion jusqu’au-boutiste. Et, contrairement au soleil qui attire la lune dans une étreinte écliptique confondant les deux astres seulement l’espace d’un instant, Maria et Diego vont céder à l’irrésistible élan qui les pousse l’un vers l’autre et définitivement s’appartenir dans l’accomplissement de leur destin.