Mary
Mary
États-Unis, 2005
De Abel Ferrara
Scénario : Abel Ferrara, Mario Isabella, Simone Lageoles
Avec : Juliette Binoche, Marion Cotillard, Heather Graham, Matthew Modine, Stefania Rocca, Forest Whitaker
Durée : 1h25
Sortie : 21/12/2005
Mary s'inspire de la mythique Marie-Madeleine, disciple de Jésus. Ce récit évoque trois personnages liés par son esprit et son mystère... Marie Palesi, actrice, l'incarne pour le cinéma et reste illuminée par ce personnage. Tony Childress, réalisateur, joue Jésus Christ dans son propre film, Ceci est mon sang. Ted Younger, célèbre journaliste, anime une émission sur la foi. Entre fascination et quête spirituelle, le destin les réunira...
SI TU SAVAIS…
"Comment pourrais-je Lui parler si je ne suis même pas sûr de croire en Lui?" Finalement, cette interrogation, essentielle et douloureuse, qui frappe soudainement le personnage joué par Forest Whitaker, hante l’œuvre de Ferrara depuis ses débuts. "Je suis un catholique qui a perdu la foi", avait-il dit. Comment croire en une religion intégralement et intrinsèquement fondée sur la figure de l’absent et sur les dires d’une prostituée devant laquelle le Christ ressuscité serait apparu? Véritable essai théorique qui sans mal surpasse en qualité et en réussite la plupart des derniers films du cinéaste, Mary pose ces questions, les tord et les embrasse pour les débarrasser de toute superficialité, et y confronte ses personnages dans une intrigue qui caricature allègrement la sortie du récent et controversé film de Mel Gibson, La Passion du Christ – auquel Mary pourrait faire office de réponse. On pense bien entendu à Bad Lieutenant, auquel la scène de prière fait ouvertement écho (même mise en scène sobre, même vision d’un Christ immobile, même interpellation d’un homme en larmes et à la dérive), et a tout ce qui a pu précédé dans l’œuvre d’un cinéaste habité par le questionnement de la foi - œuvre dont ce nouveau film pourrait apparaître comme la matrice. Une scène du film dans le film, Ceci est mon sang, est symptomatique de ce positionnement: après la mort du Christ, Pierre tente de comprendre pourquoi Jésus est apparu aux yeux de Marie-Madeleine et pas à ceux des autres disciples (scène calquée directement sur celle de L’Evangile de Marie: "Est-il possible que le Maître se soit entretenu ainsi, avec une femme, sur des secrets que nous, nous ignorons? Devons-nous changer nos habitudes, écouter tous cette femme? L'a-t-Il vraiment choisie et préférée à nous? "). Outre le problème de la possible misogynie des Pères de l’Eglise, relevée par l’aspect profondément féministe du film, sur lequel nous reviendrons, c’est toute la rhétorique chrétienne qui est ici questionnée. Comment et pourquoi croire? Le Christ restera-t-il toujours, comme l’écrivait Pascal, "un mystère pour celui qui croit?" Parce que l’on croit, justement. Et surtout pas parce que l’on sait - l’Eglise refusant toute preuve de l’existence de Dieu (rappelons par exemple que le linceul du Christ est considéré par les instances religieuses comme une icône et non comme une relique).
I WANT TO BE A PART OF YOU
Au centre du film, la faune, trouble, la ville de New York, que Ferrara a déjà par le passé plusieurs fois dépeinte (notamment dans son avant-dernier film, qu’il présente lui-même comme un "film historique", R’Xmas). La nébuleuse de cette ville opère un croisement avec le destin des personnages lors d’une scène d’une brutalité inouïe (dans sa rupture, aussi bien visuelle que rythmique, avec ce qui la précède): à l’arrière d’une voiture, Tony et Ted se font agresser par une bande d’intégristes militant contre la sortie du film. "Avec Martin Scorsese, nous avons sans doute les mêmes sujets de prédilections, on filme New York avec une dimension chrétienne mais chacun a sa vision", explique Ferrara. Visions de la ville de nuit, dans lesquelles les buildings se confondent avec les images religieuses; New York, intense fourmilière dans laquelle "Jésus est ressuscité dans l’animalité de l’homme" (pour reprendre la formule de Françoise Dolto); dans laquelle les libertés liées au Premier Amendement sont, à tort ou à raison (Ferrara, là aussi, se garde bien de donner une réponse) bafouées. Quelle est, dans le monde actuel, l’utilité d’un nouveau film sur la vie de Jésus? Cette histoire, ancrée en chacun d’entre nous, pour certains d’un point de vue intime et religieux, pour d’autre d’un point de vue tout simplement historique, ne nécessite plus, selon Ted, de représentation, mais une compréhension, une assimilation, éventuellement une transposition. Marie, actrice du film Ceci est mon sang, subit l’influence de Marie Madeleine, investit un autre monde vers lequel celle que Jésus "aimait plus que tous ses disciples" (Evangile de Philippe), constitue une passerelle: retour aux origines, tentative de compréhension du monde actuel, Jérusalem sous les bombes, images d’actualité bouleversantes sur le conflit au Proche-Orient, l’infiniment grand (là-bas, la Palestine, ici New York) face à l’infiniment petit (ici, la prière d’un homme sur le point de perdre son fils)…
Face à la violence, celle de New York, celle de la Palestine, il y a Marie (Juliette Binoche, décidément très en forme cette année, après Caché), investie du pouvoir de celle dont le travail de censure méthodique des fondateurs de l'Eglise de Rome a failli effacer toute trace. Marie-Madeleine, "l'Apôtre des Apôtres", oubliée, rejetée, dont la probable appartenance à une secte gnostique où la femme est l’égal de l’homme en a fait un personnage clé dans la vie du Christ, est celle qui sait, celle qui a vu. Evoquant la difficulté pour un acteur de sortir d’un rôle, notamment lorsque ce rôle comporte une telle portée historique et spirituelle, Ferrara décrit en filigrane (le personnage est finalement assez peu présent) le parcours d’une femme désireuse de faire soudainement corps avec la misère du monde, de tout abandonner, afin de se purifier et d’atteindre un degré de plénitude certain (sublime dernier plan). Dans un sens, et la dimension spirituelle en plus, Mary s’impose en continuité des thèmes déjà explorés dans Snake Eyes (celui de Ferrara), dans lequel Madonna et James Russo finissaient par confondre rôle et réalité, sous l’œil du cinéaste joué par Harvey Keitel. Dans un sens également, Mary constitue le point d’orgue de cette féminisation du cinéma de Ferrara, commencée il y a une dizaine d’années, notamment avec ce même Snake Eyes, puis avec The Addiction, The Blackout ou R’Xmas. Celle qui a oint le Christ, et dont la réévaluation au sein de l’Eglise est plus qu’évidente depuis la montée des groupes féministes, apparaît comme le personnage féminin le plus pur, le plus évident, le plus beau, de toute l’œuvre du cinéaste. Repositionnement de Marie-Madeleine donc, repositionnement de la femme (Juliette Binoche, Heather Graham) dans l’œuvre du cinéaste, de l’actrice (Marie) dans le film… Figure devenue centrale, la femme possède désormais le pouvoir de pardon. La rédemption, le péché, le pardon, on y revient.
FATHER TED
Et face à Marie (celle du film, celle des Evangiles), à l’autre bout de la ligne, il y a Ted, le journaliste qui questionne, qui interroge, sa propre foi comme celle des autres, celui par qui le film semble sombrer dans la démagogie religieuse, dans le moralisme le plus classique. Ted trompe sa femme, Ted est puni, par le biais de son enfant malade. Evangile selon Marie Madeleine: "Voici pourquoi vous êtes malades et pourquoi vous mourrez, c'est la conséquence de vos actes; vous faites ce qui vous éloigne... Comprenne qui pourra!" Alors, Mary, film prosélyte? Pas vraiment. Car là aussi, Ferrara se contente de poser les (bonnes) questions, sans jamais y apporter de réelle réponse. Le Christ n’apparaît pas à Ted comme il apparaît à Harvey Keitel dans Bad Lieutenant. Il ne s’agit plus de questionner la foi en Dieu, comme il le fait dans son émission télévisée par le biais d'interviews de théologiens, mais plutôt l’amour que l’on porte à soi et aux autres, de devenir "l'être humain dans son intégrité", en se repentant non pas pour sauver le bébé (celui-ci est-il sauvé par Dieu ou par la compétence des médecins, on ne le saura pas), mais pour se retrouver face à soi-même. Scène d’une intensité bouleversante dans laquelle Forest Whitaker, haranguant le Christ dans la chapelle de l’hôpital, déversant des torrents de larmes et de plaintes, déploie un talent et une énergie proprement ahurissants. Scène à travers laquelle passe tout le poids des erreurs d’un homme: avoir délaissé sa femme pour son travail, pour sa maîtresse, y compris pendant la grossesse. Il ne s’agit pas ici, pour le personnage, de devenir religieux, mais de retrouver la foi en un possible, de se connecter à ce monde dans lequel Marie, l’actrice, navigue depuis le tournage de Ceci est mon sang, monde fait d’amour et de rédemption. Il y a de l’espoir chez Ferrara. On l’oublie un peu trop souvent, au milieu de cet univers sombre et violent dans lequel les émotions tranchent comme des rasoirs. C’est ce qui fait parfois la faiblesse de ses films (un côté démonstratif qui confine à la naïveté). C’est ce qui en fait ici la beauté.