Manhattan
États-Unis, 1979
De Woody Allen
Scénario : Woody Allen, Marshall Brickman
Avec : Woody Allen, Mariel Hemingway, Diane Keaton, Michael Murphy, Meryl Streep
Photo : Gordon Willis
Musique : George Gershwin
Durée : 1h30
Sortie : 30/11/1999
Isaac Davis est déchiré existentiellement entre son job de scénariste TV, son histoire avec une jeune étudiante et son ex-femme qui menace de laver le linge sale du passé dans son prochain livre. La dépression guette, quand surgit Mary, archétype du snobisme new-yorkais…
Commencer à visionner Manhattan, c’est se risquer au syndrome de Montaigne qui prenait tellement de plaisir à s’endormir qu’il se faisait réveiller plusieurs fois par nuit. Qu’on ne s’y méprenne pas ; c’est justement que l’ouverture du film est une telle splendeur qu'on ne peut se lasser de la revoir à répétition. D’emblée, Woody Allen – qui déteste copieusement son film - installe en prologue une scénographie, des axes , des regards, à travers les natures mortes des gratte-ciels et les tableaux vivants des scènes de rue. Un terrain de jeux grandeur nature et figuré comme tel tout au long de l’œuvre, qui reste superficielle dans son propos et parvient dans le même temps à une grande profondeur dans l’approche des soubresauts quotidiens du cœur. C’est bien connu, les petits problèmes de palpitant mènent aux grands fleuves de bile que l’âme éponge sans rechigner, et tant va la cruche... On s’aime, on se quitte, on hésite ? Alors on se cache et on ment puis on avoue et on se requitte ou on se retrouve. C’est un peu le Tourbillon après l’heure, soit une chose très banale mais très normale, et le but dans Manhattan n’est pas de sonder ni de donner à réfléchir mais de mettre devant un fait accompli : on est tous un peu Isaac, un peu Mary, et se planquer derrière "des problèmes névrotiques inutiles" pour cacher la forêt des vraies questions, c’est marcher sur la tête. Voilà aussi pourquoi les personnages sont souvent posés de guingois dans le film, jetés au bord du cadre, voire hors-champ, car l’essence de leur intérêt n’est pas physique (d’ailleurs le sexe, d’habitude psychose allenienne par excellence, n’est pas ici sujet à caution) mais métaphorique, représentative, ils figurent des marionnettes un peu indécises tiraillées sur une trop grande scène. Comment exister alors ?
Si le cinéma de Woody Allen célèbre de manière moqueuse le je, le moi, le sur-moi, et le contre-moi à travers mille pistes, c’est que l’humain reste au cœur du problème. Briller en société en évoquant la peinture nihilo-abstraite de Chang Pa-Bong, trinquer au Merlot avec son psy cinq fois par semaine (le week-end c’est shabbat), se prendre pour un héros bergmanien la mine blafarde derrière un bow-window sur Park Avenue ou comparer ses orgasmes avec ceux de son teckel favorise le raccourci aveuglant mais éloigne la solution. Reste alors l’écriture, éternel exutoire qui mène au spleen, à l’auto-glorification ou à la catharsis de comptoir comme chacun des héros l’a compris. In fine gît quand même sous le verni l’incompréhension de soi, que l’on noie en longeant Central Park pour se dire que, wow, c’est tellement chouette cette skyline sur fond de Gershwin que je peux en geindre et être officiellement malheureux. On a d’ailleurs beau être souvent proche de l’atermoiement stérile, jamais on ne sombre dans le triste ou l’indigent comme l’est n’importe quelle histoire de mec à l’ouest de la vie. Bien au contraire, et si Manhattan a le goût du meilleur cosmo qui puisse être, c’est qu’il est bâti aussi solidement que l’Empire State Building, sur des répliques tordantes qui confinent plus que de raison au sublime, bétonné par une interprétation idéale et étayé par une mise en scène plus glamour tu t’éparpilles, oscillant entre les gros clichés sur New York (mais assumés, voir la scène de la balade en calèche) et de l’ombre chinoise ad hoc (le planétarium, aussi audacieux que magistral) . Reste en bouche le goût de la perfection faite film, et en persistance rétinienne le fantasme d’une love story qui attend sa prochaine scène.