Maîtres du temps (Les)
France, 1982
De René Laloux
Scénario : Moebius, Jean-Patrick Manchette
Musique : Jean-Pierre Bourtayre, Pierre Tardy, Christian Zanesi
Durée : 1h18
Uniques habitants de la sauvage planète Perdide, Claude et sa famille ont été attaqués par des frelons géants. Seul survivant, son fils, Piel, a trouvé refuge dans une forêt où ne pénètrent jamais les frelons. Mais d’autres dangers le guettent cependant. Heureusement, avant d’abandonner son fils à son sort, Claude a eu le temps de prévenir son ami Jaffar, qui décide d’interrompre son voyage intersidéral afin de partir à la rescousse du jeune homme. Son seul lien avec ce dernier: un simple microphone…
LES MAITRES DU CULTE
La naissance du culte est un phénomène volatile, souvent difficile à mesurer, à retracer, à rationaliser. Avec seulement (le mot en fera à coup sûr bondir certains) trois longs métrages à son tableau de chasse, le regretté René Laloux reste pourtant la figure-phare du cinéma d’animation hexagonal. Téméraires, audacieux et précurseurs, les trois coups d’éclats qui suffirent à consacrer son œuvre (La Planète sauvage, Gandahar et donc Les Maîtres du temps) résonnent encore aujourd’hui comme des exceptions culturelles précieuses, patrimoniales, à préserver coûte que coûte, quitte à forcer un brin sur la pédale d’emphase. Loin de nous l’idée diabolique du blasphème: nier l’importance d’un auteur du calibre de Laloux serait, à raison, passible d’excommunication pour haute trahison. Seulement, force est de constater, à la re-vision, 22 ans plus tard, des Maîtres du temps, que le second long du Grand René n’est pas exempt de défauts. Et ce n’est pas écorner la légende, encore moins en contester la légitimité, que d’oser prendre le temps d’en explorer les failles.
L’AUBERGE ESPAGNOLE
Sur le papier, le projet originel des Maîtres de temps a de quoi émoustiller. Un peu moins d’une décennie après le succès critique et public de la cultissime Planète sauvage, Prix Spécial du Jury à Cannes 1973 (on ne louera jamais assez la richesse de sélection de cette année à double Palme d’or: entre autres La Nuit américaine de Truffaut, La Maman et la putain d’Eustache, La Grande Bouffe de Ferreri, Cris et chuchotements de Bergman, La Montagne sacrée de Jodorowsky, ou encore Le Far West de Jacques Brel et autres œuvres aux titres aussi étonnants que De l’influence des rayons gamma sur le comportement des marguerites de Paul Newman), René Laloux revient avec un projet de science-fiction, toujours inspiré par la plume de Stefan Wul. A l’époque, ce n’est pas à un seul mais bien à six films que rêve le cinéaste, transposant chacun un livre différent. Conflit d’ego oblige, Topor n’est cette fois pas au menu, mais les noms avancés n’en sont pas moins alléchants. C’est en effet au staff du magazine Métal Hurlant (Moebius, Caza, Druillet, Giger, Jodorowsky…), alors à son apogée, que Laloux adresse son fantasme de sextalogie … télévisuelle! De fil en aiguille, le canevas prend forme (de six épisodes, on passe à un seul, basé sur L’Orphelin de Perdide), s’affine (au revoir petite lucarne, bonjour salles obscures), trouve un producteur (Jacques Dercourt), un dialoguiste (l’auteur de polars Jean-Patrick Manchette) et surtout se recentre sur un seul graphiste schizophrène (Jean Giraud/Moebius). Ouf.
AZ IDÖ URAI
Moebius s’attelle donc à la mise au point d’un storyboard, tâche titanesque dont il s’acquittera avec une rigueur et un talent qui, aujourd’hui encore, forcent le respect. Emballé par le graphisme, Laloux est cependant bien conscient qu’il va lui falloir déchanter. Si le trait de Giraud possède un cachet particulier et remporte une adhésion immédiate, sa reproduction image par image est par extension extrêmement exigeante. D’autant que, limitée par des possibilités financières fort restreintes, la production se voit obligée d’être partiellement délocalisée (les choses n’ont pas beaucoup changé depuis vingt ans…). Ainsi, à l’instar de La Planète sauvage, qui avait eu recours à une équipe tchèque (pardon, les choses n’ont pas beaucoup changé depuis… trente ans!), Les Maîtres du temps vont se partager entre la France et la Hongrie. Ce que le film gagne sur le plan pécuniaire, il le perd de fait en constance, bousculé par des problèmes désormais bien connus de communication et d’agenda. Pourtant, cahin-caha et ric-rac, le projet parviendra contre vents et marées au stade de la finalisation.
LE MIRACULÉ DE PERDIDE
De cette genèse chaotique, on serait de mauvaise foi de prétendre qu’il ne paraît rien dans le résultat final. La réalisation souffre d’évidents manques de continuité plastique et parfois même narrative, certaines scènes étant demeurées à l’état d’ébauches par manque de temps. Ne disposant pas du luxe de laisser sur la table de montage certaines séquences franchement moyennes (animation à la ramasse, traits grossiers, cadrages sans âme), Laloux se voit obligé de tout laisser passer, comptant sur l’indéniable force graphique de plusieurs autres passages aujourd’hui mythiques (l’armée de frelons cliquetant des mandibules avant de fondre sur Piel, les hommes ailés de Gamma-10 et leur cauchemar totalitaire, les déambulations bucoliques des Ouin-Ouin, la télépathie olfactive de Jad et Yula, etc). Etonnamment, cette hétérogénéité ne dessert pas toujours le film. En effet, les splendeurs préservées ne semblent que plus éclatantes, parce que contrebalancées par les médiocrités qui s’intercalent entre elles. En outre, les quelques incohérences dues à la production décousue imposent par moment au film une rythmique inattendue, contemplative, peu courante pour le genre. Une mémorable scène de baignade sensuelle, notamment, jetée sans souci de cohérence au cœur de la trame (en gros, le héros batifole avec sa blonde alors qu’il sait qu’un môme risque sa vie, seul, sur une planète hostile!), est assez représentative du niveau d’incongruité savoureuse de certaines séquences. A noter, enfin, dans la même veine, le magnifique plan de fermeture, d’une formidable hardiesse pour l’époque, réalisé en images de synthèse, qui ont certes fort mal vieilli, mais revêtent aujourd’hui d’incontestables atours avant-gardistes. A elles seules, elles résument parfaitement l’ambition débordante, l’immense foi en le cinéma d’animation, qui permirent de jouer avec les limites matérielles imposées et autorisèrent l’existence des Maîtres du temps.
En savoir plus
Opening propose une excellente édition DVD du film de René Laloux.
IMAGE & SON
Comme souvent avec Opening, la qualité technique est au rendez-vous. Le transfert est exceptionnel, les couleurs étincelantes (un rapide coup d’œil sur la bande-annonce d’époque, disponible dans les bonus, permet de mesurer l’ampleur du boulot abattu) et la compression parfaite. Côté son, les amateurs de Home Cinema ronflant seront tout autant gâtés, puisqu’en sus de la piste initiale en Mono, ils pourront profiter de la spatialisation des frelons par la magie d’un remix 5.1. Les puristes regretteront néanmoins que la piste sonore anglophone, déjà absente de l’édition Zone 1 sortie il y a quatre ans de cela, soit une fois de plus indisponible. On sait en effet que son élaboration fut supervisée de près par Laloux, qui avait ensuite développé son film à partir de ce matériau sonore. Ils sècheront leurs larmes en se disant qu’au moins, on ne s’est pas moqué d’eux côté restauration. On ne peut hélas pas en dire autant du court métrage Comment Wang Fo fut sauvé, disponible en bonus dans une copie autrement moins léchée. Reste que sa simple présence est déjà largement suffisante à notre plaisir de cinéphile, ne le boudons donc pas.
BONUS
Le morceau de choix, sur le DVD bonus inclus dans le joli pack des Maîtres du temps (reproduisant en relief le visuel de l’affiche de l’époque), ce sont bien sûr les quarante minutes de compilation d’interviews, De l’orphelin de Perdide aux Maîtres du temps. Emus sans être hagiographiques, les entretiens ici morcelés témoignent d’une honnêteté et d’une sincérité rares au pays de la langue de bois DVDesque. On y glanera donc avec plaisir multiples anecdotes quant à la genèse du film et on savourera pieusement ce qui restera sans doute comme les dernières images du moustachu René Laloux, qui nous a quittés pour de meilleures planètes le 13 mars dernier.
Hommage, également, pour le quart d’heure de discussion avec feu Stefan Wul, alias Pierre Pairault, décédé le 26 novembre 2003, qui revient, avec une affabilité, une humilité et une courtoisie touchantes, sur son œuvre et son adaptation par Laloux.
Troisième larron majeur associé à la réussite du film, Giraud n’a en revanche droit qu’à trois petites minutes pour laisser son talent plastique exploser à l’écran, dans le cadre d’un storyboard en multi-angles. L’occasion de se rendre compte du génie du dessinateur, même si l’on restera frustré de ne pas en voir plus. On n’aurait pas craché sur une réédition intégrale du storyboard (déjà paru, mais bien évidemment épuisé, chez les Humanoïdes Associés)… Peut-être pour une éventuelle prochaine édition collector (avec également, pourquoi pas, en bundle, soyons fous, le livre de Wul)?
Dernière gourmandise de ce DVD de bonus, le court métrage Comment Wang Fo fut sauvé (1987, 15 minutes) est une petite merveille de poésie, de finesse et de beauté. Adapté d’une nouvelle de Marguerite Yourcenar, cette parabole façon conte oriental du pouvoir de l’image est une subtile et métaphorique ode au cinéma. Et un classique instantané.