Jeanne Dielman, 23 quai du commerce, 1080 Bruxelles
Belgique, 1975
De Chantal Akerman
Scénario : Chantal Akerman
Avec : Delphine Seyrig
Durée : 3h13
Le quotidien d'une mère de famille qui se livre occasionnellement à la prostitution.
CAUCHEMAR EN CUISINE
Jeanne Dielman, 23 quai du commerce, 1080 Bruxelles. Un titre fonctionnel, détaché, étrange, pour ce film considéré à l’époque par la presse comme le premier chef-d'œuvre au féminin de l'Histoire du cinéma. Son auteur est la toute jeune Chantal Akerman, réalisatrice belge de 25 ans qui signe ici son troisième long métrage. « Un film sur l'espace et le temps et sur la façon d'organiser sa vie pour n'avoir aucun temps libre, pour ne pas se laisser submerger par l'angoisse et l'obsession de la mort », commente la cinéaste. Jeanne Dielman (Delphine Seyrig), jeune veuve, se lève, cuisine, fait des courses, ouvre sa boite aux lettres, tricote, garde le bébé de la voisine, dîne avec son fils. Chaque jour, elle reçoit un homme et se prostitue. Le quotidien, millimétré, ressemble à une lente chorégraphique minimaliste, Akerman est attentive à chacun des gestes, à leur longueur, à leur répétition. Comme un rituel aliénant dont la cuisine est le temple, et qui sans cesse fait peser sur le film une ombre d’inquiétante étrangeté, ce sentiment que tout peut à tout moment basculer. Qu’une poussière dans la machine déshumanisée (fantôme de relation avec le fils, voisine qui parle mais qui pourtant est invisible sur le palier, clients anonymes) va finir par faire dérailler ce personnage à la coiffure parfaite, pas un mot plus haut que l’autre, foyer tenu avec maniaquerie.
Imprégnée du cinéma expérimental américain qu’elle a découvert quelques années auparavant, influencée par l’hyperréalisme, Akerman fait de son long métrage un essai hypnotique, la peinture d’une routine féminine dans une expression assez universelle (l’histoire pourrait se dérouler vingt ans avant sans qu’il n’y ait à opérer de grands changements) tout en jouant de cette illusion de réalité (l’ellipse mystérieuse, par exemple, lors de la sortie nocturne de Jeanne et de son fils, l’ellipse encore lors des rapports sexuels – l’épluchage des pommes de terre semble être un élément bien plus dramatique). La réalisatrice tord et essore son sujet, sa matière féministe, colle à son héroïne tout en instaurant une distance : jamais la caméra ne viendra cueillir un gros plan de l’actrice. Jeanne Dielman, 23 quai du commerce, 1080 Bruxelles s’achève sur long plan fixe, hanté, inoubliable, de Jeanne, à table, la nuit tombante, quelques lumières de l’extérieur venant se refléter sur le décor. Présenté à Cannes en 1975, le film, qui n’a rien perdu de sa puissance et de son pouvoir de fascination, a influencé de nombreux cinéastes comme Gus Van Sant, Todd Haynes, ou encore Sofia Coppola; cette dernière cite Akerman comme inspiration pour son récent et sublime Somewhere.