In the Mood For Love
Fa Yeung Nin Wa
Hong Kong, 2000
De Kar-wai Wong
Scénario : Kar-wai Wong
Avec : Maggie Cheung, Tony Chiu-wai Leung
Photo : Christopher Doyle, Lee Pin-Bing
Musique : Michael Galasso, Shigeru Umebayashi
Durée : 1h38
Sortie : 08/11/2000
Hong Kong, 1962. Chow Mo-wan et Su Li-zhen emménagent le même jour dans deux appartements voisins. Ils découvrent par hasard que leurs conjoints respectifs ont une liaison. Cette révélation les plonge dans un abîme de questions. De plus en plus complices, les deux époux délaissés se rapprochent de jour en jour...
LES ANNÉES RÊVÉES
Au début des années soixante, les parents de Wong Kar-wai fuient le communisme et décident de s’installer à Hong-Kong. Wong n’a que cinq ans, mais il se souvient des couleurs, des maisons enchevêtrées, des murs défraichis, des carreaux embués d’une fenêtre, du sillage d’un parfum, peut-être d’un homme en costume et d’une femme en qibao, la robe traditionnelle chinoise. Il se souvient peut-être de leur allure pensive et de leurs conversations furtives, des cancans du voisinage, de regards entendus, de secrets nichés dans les ruines étincelantes d’Angkor. Depuis Nos Années sauvages, son deuxième long métrage, Wong Kar-wai revient inlassablement sur les lieux rêvés de son enfance. Une enfance morcelée, idyllique, lavée des bruits de la foule, lovée dans une chambre d’hôtel ou prisonnière des mêmes rues désertes. Jusqu’à 2046, vraie prison mentale, dans laquelle un écrivain voit mourir les saisons, indéfiniment, et disparaître une à une les femmes de sa vie, Wong reste attaché aux années soixante, l’époque du trouble et de l’émerveillement, de la découverte d’un monde sentencieux, mélodieux, avec ses rituels compassés et des dialectes fleuris. A l’origine, In the Mood for Love ambitionnait de raconter trois histoires, l’épilogue mordait sur les années soixante-dix (on en voit d’ailleurs les scènes coupées dans les bonus du DVD). Wong n’en garde qu’une infime parcelle, qu’il étoffe et qu’il effeuille, sans ménagement, pendant un an. Après avoir épuisé les mille et une possibilités de son labyrinthe amoureux, Wong résout son équation.
ELLE ET LUI
Le cinéaste fait le deuil de ses histoires; il en cherche le noyau, jusqu’à attraper la dernière poupée russe. Avec In the Mood for Love, ne restent que les mains tremblantes et le cœur contrit d’un amour blessé. Deux couples réduits à un seul – l’épouse de Chow Mo-wan et le mari de Su Li-zhen ne sont que des silhouettes indistinctes. Une ville rétrécie à une rue, un escalier, un couloir, une chambre. Des mots et des gestes qui se heurtent et se répètent, comme des vers inextricables ou des refrains familiers. Le titre anglais, In the Mood for Love, vient précisément d’une chanson de Brian Ferry. Nat King Cole enveloppe de sa voix veloutée les hésitations de Li-zhen. Tiré d’un film de Seijun Suzuki, le fameux Yumeji’s Theme de Shigeru Umebayashi imprime aux rendez-vous son indolence chaloupée. Le cliquetis des talons, les feulements de la soie, le bruissement des pièces de mahjong, les roulements de la pluie, les crépitements de la radio: autant de notes éparses, de raffinements feutrés pour composer la chanson parfaite. In the Mood for Love s’écoute comme une chanson fétiche passée en boucle, une élégie ou une valse réinventées à chaque instant. A deux, les versatiles Tony Leung Chiu-wai et Maggie Cheung interprètent tous les rôles, les amants fautifs et les amants éplorés, le chevalier servant, la confidente chaste, le Don Juan irrésistible et la maîtresse en peine. Fasciné par cette parade amoureuse, inassouvie et fantasmatique, Wong Kar-wai se laisse griser par l'inventivité de ses acteurs.
PRINTEMPS PRÉCOCE
Su Li-zhen est une femme-fleur, un Narcisse épris de perfection, d’une beauté et d’une retenue telles qu’elles lui interdisent tout écart de conduite. Le titre chinois lui est dédié. Fa Yeung Nin Wa ou Le Temps des fleurs évoque autant la saison des amours qu’une jeunesse gracile et éternelle. La floraison ne s’arrête jamais. A chacune de ses apparitions, Li-zhen change de corolle. Ses robes spectaculaires semblent cousues à même la peau, ce sont elles qui lui dictent sa démarche souveraine, elles qui la subliment et l’emprisonnent jusqu’au cou. Dans In the Mood for Love, une fleur ne peut pas flétrir. William Chang Suk-ping, directeur artistique, monteur et styliste, a gardé de son voyage en Amérique du sud d’innombrables chutes de tissus qu’il s’amuse à recycler. Les motifs changeants et chatoyants (des roses multicolores, des feuilles virevoltantes, des rayures et des sinusoïdes ensorcelantes…) s’éloignent des imprimés classiques du qibao. Insaisissable, hors de la réalité, Su Li-zhen refuse de se laisser cueillir. Même arrachée à ses certitudes, elle reste sous l’emprise des apparences, d’un mariage illusoire dont elle ne voit pas encore les cendres. Mais le temps lui fait défaut. Wong Kar-wai a beau réaccorder ses instruments, bouleverser ses partitions, doubler chaque séquence, le temps des fleurs et de l’insouciance est promis à une mort imminente. L’histoire d’amour est belle, parce qu’elle est passagère. Plus les promesses se multiplient, plus la séparation guette. Mo-wan et Li-zhen sont d’humeur sentimentale, mais le mood, le tempo, la cadence idéale ne durent que le temps d’une cigarette.
DES ADIEUX A JAMAIS
Poussés l’un vers l’autre, les deux voisins n’ont d’autre choix que de s’aimer. Mais cet amour courtois, à distance respectueuse, est constamment retardé ou différé, comme si tout était joué – et perdu d’avance. Chow Mo-wan et Su Li-zhen refusent de mimer leurs conjoints, d’échanger les mêmes flatteries et d’envisager les mêmes gestes de connivence. Le film n’est pourtant fait que d’allers-retours, de ralentis, d’ellipses et de miroitements sans fin. Quand Chow Mo-wan et Su Li-zhen se rencontrent, l’histoire d’amour a commencé sans eux. Avant d’écrire leur propre histoire, ils se figurent celle des autres et vivent leur amour par procuration. Wong Kar-wai ne lève pas tout de suite l’ambiguïté sur la nature de leur relation. In the Mood for Love n’est pas le récit d’un simple coup de foudre. Au contraire, les époux trompés ressentent l’artifice derrière les coïncidences, anticipent leur séparation et se projettent dans une romance impossible. Le poids des apparences et le désir d’absolu sont autant d’obstacles à un amour irrésolu et tacite. Déchue de sa place de favorite, Li-zhen ressasse les mêmes questions, tourne sur elle-même, monte et descend les marches d’un escalier en colimaçon, comme la captive d’un cercle vicieux. La proximité étouffe et bâillonne, les deux silhouettes forment une symétrie trop parfaite pour s’embrasser. Maggie Cheung et Tony Leung ne quittent ni leurs cols ni leurs cravates. Les regards se touchent, mais les mots ne sortent pas, les mains s'effleurent mais les poings se referment. Seul un secret enfoui dans un sanctuaire rappelle l'exquise beauté d'un amour qui ne se dit pas. Le cœur plus léger, Chow Mo-wan peut défaire sa cravate.