La Garçonnière
Apartment (The)
États-Unis, 1960
De Billy Wilder
Avec : Jack Lemmon, Shirley MacLaine
Durée : 2h05
C.C. Baxter est l'un des innombrables employés d'une grande compagnie d'assurance. En échange d'une promotion, il prête son appartement à quatre de ses supérieurs. Jusqu'au jour où Sheldrake, le chef du personnel, lui réclame à son tour la clé de sa garçonnière. Baxter est promu, mais il ignore que Fran Kubelik, la liftière dont il est amoureux, passe ses nuits chez lui, en compagnie de Sheldrake.
MODERN LOVE
Plus de cinquante ans après sa sortie, La Garçonnière continue d'inspirer les scénaristes de Mad Men. Joan Holloway (Christina Hendricks), secrétaire avisée et réminiscence rousse de Marilyn, recommande le film à son patron et amant, Roger Sterling (John Slattery), qui trompe assidûment son épouse. En clair : dans la vie comme à l'écran, il n'y a pas plus lâche qu'un homme marié. Des années soixante à nos jours, les dilemmes sentimentaux sont restés les mêmes. Mais La Garçonnière est bien plus qu'un vaudeville sur l'adultère et les pièges du pouvoir. C'est un déchirant mélodrame sur la solitude des temps modernes, un rempart miraculeux contre la désillusion amoureuse. Tourné en 1960, un an seulement après le succès mondial de Certains l'aiment chaud, La Garçonnière est d'une clairvoyance et d'une virtuosité à pleurer. C'est, du propre aveu de Billy Wilder, l'un de ses films préférés, celui qui embrasse le mieux son idée de la perfection. C'est aussi l'œuvre de la consécration. Là où Certains l'aiment chaud n'avait reçu qu'un Oscar (celui des meilleurs costumes) pour six nominations, et avait dû s'incliner face à Ben-Hur de William Wyler, La Garçonnière fait l'unanimité (meilleur film, meilleur réalisateur, meilleur scénario original, meilleur montage et meilleurs décors). A partir d'un canevas librement inspiré de Brève rencontre de David Lean, Wilder réunit à ses côtés l'équipe rêvée : le scénariste I.A.L Diamond, à qui l'on doit le célèbre "Nobody's perfect" de Certains l'aiment chaud, le couple Jack Lemmon - Shirley MacLaine, avec qui il poursuivra une fructueuse collaboration et le chef décorateur Alexandre Trauner, qui a fait ses classes chez Luis Buñuel et Marcel Carné. Le rôle de Baxter, l'employé modèle et sous-fifre en quête de reconnaissance, est taillé pour Jack Lemmon, qui lui prête sa bonhomie habituelle - une candeur teintée de cynisme.
MIRAGE DE LA VIE
Comédie de mœurs ou drame romantique ? Billy Wilder choisit les deux. Mais la manière dont les deux registres s'entremêlent est d'une redoutable efficacité. L'histoire d'amour, à contre-sens, jonchée d'obstacles et donc forcément haletante, commence comme une satire sociale. Prisonnier d'un monumental open space aux perspectives écrasantes, C.C. Baxter n'est qu'un numéro parmi d'autres, une petite souris zélée trottant désespérément dans la même roue (à l'image de cet agenda qui tourne sur lui-même et semble n'avoir ni début ni fin). L'uniformité des travailleurs répond à l'austérité des bureaux. Dans l'espoir d'être promu plus rapidement et d'être extrait de la ruche, Baxter achète la sympathie de ses supérieurs en leur prêtant son appartement tous les soirs de la semaine. Maris volages et obsédés sexuels patentés, les quatre collègues profitent allègrement de la situation, de même que Baxter entretient l'infidélité des ménages. Wilder jette un regard à la fois comique et acerbe sur le monde de l'entreprise, où le sexe est la clé de la réussite. La clé de la garçonnière de Baxter circule ainsi de main en main ; c'est un objet de chantage et de convoitise. Mais c'est Baxter qui créé lui-même les conditions de sa servitude. Il accepte, à tout moment, d'être jeté hors de chez lui ou contraint de passer la nuit sur le trottoir. Avant d'apprendre à devenir un "mensch" (un être humain selon le Docteur Dreyfuss (Jack Kruschen)) et de s'élever moralement, Baxter ne pense qu'à une chose, prendre l'ascenseur social et s'élever tout court dans la hiérarchie. Fran Kubelik (Shirley MacLaine), la ravissante employée dont il est amoureux, est liftière. Ils se croisent quotidiennement dans l'ascenseur et leur relation fuyante n'est faite que de malentendus et de rendez-vous manqués. Dès la première demi-heure de La Garçonnière se dessinent plusieurs enjeux : comment Baxter et Fran vont-ils s'affranchir d'une autorité abusive (incarnée par le même patron, veule et menteur) ? Comment ces deux âmes sœurs vont-elles se reconnaître et se libérer de leurs chaînes inextricables ? Dans un microcosme où tous les rapports, hiérarchiques et sentimentaux, sont intéressés, la liberté ne s'acquiert plus par le travail.
LA CLÉ DES CHAMPS
Aussi subversif soit-il, Wilder n'en oublie pas pour autant le plaisir du jeu, avec un sens extraordinaire du rythme. La Garçonnière multiplie, avec une irrévérence inouïe, les quiproquos, les allusions et les jeux de simulacre. Le génie de l'écriture et l'ingéniosité de la mise en scène n'étouffent jamais la grâce des acteurs (Jack Lemmon et Shirley MacLaine sont saisissants). Dans un lieu de débauche ouvert à tous (collègues, voisins et inconnues), Baxter recréé un semblant d'intimité pour l'être aimé (merveilleuse scène des pâtes égouttées à l'aide d'une raquette de tennis). C'est une partie de cartes qui réunit Baxter et Fran qui dialoguaient jusque-là à contretemps. Baxter cherche à distraire Fran, sauvée in extremis d'une tentative de suicide et à peine sortie de son coma. Soudain, la comédie flirte avec une angoisse manifeste. Jusqu'à la révélation du miroir brisé, l'employé arriviste et la liftière crédule ne se comprennent pas, ne parlent pas le même langage. Baxter ignore tout de la liaison entre Fran et Sheldrake, le chef du personnel. Ce n'est que lorsque Fran lui tend son petit miroir de poche lézardé ("I like it that way. Makes me look the way I feel", dit-elle) que Baxter comprend qu'elle est la femme invitée par Sheldrake dans son propre appartement. Telle une épouse trompée, il est à son tour la victime de ses petits arrangements. C'est la césure magique du film : à partir de cet instant, Baxter ne sera plus le même homme. La comédie pure se noie dans un puits de mélancolie (Baxter se saoule, Fran avale des somnifères). Toute la beauté du film repose sur ce douloureux basculement, cette prise de conscience tardive où la cruelle vérité nous éblouit. Mais Wilder fait de cette matière cafardeuse - la solitude des fêtes de fin d'année - un enchantement de tous les instants. Le film a une tendresse infinie pour ses démissionnaires et ses suicidaires, perdus dans l'anonymat de la métropole. Bien plus qu'une simple romance, La Garçonnière est le récit d'une bouleversante métamorphose. Dans un monde de faux-semblants et de rêves illusoires, Baxter retrouve son humanité au moment où Fran retrouve goût à la vie.