Dans la peau de John Malkovich

Dans la peau de John Malkovich
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Dans la peau de John Malkovich
Being John Malkovich
États-Unis, 1999
De Spike Jonze
Scénario : Charlie Kaufman
Avec : Orson Bean, John Cusack, Cameron Diaz, Catherine Keener, John Malkovich
Photo : Lance Acord
Musique : Carter Burwell
Durée : 1h48
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Craig Schwartz, marionnettiste sans succès, trouve un emploi dans une administration située au 7e étage et demi d'un building. Dans son bureau, il repère une porte qui mènerait dans la tête de John Malkovich.

I THINK, I FEEL, I SUFFER

A sa sortie en salles, l'ovni Dans la peau de John Malkovich a été immédiatement perçu comme une comédie farfelue des plus inventives. Inventive, elle l'est, probablement assez pour nourrir l'imaginaire de nombre de scénaristes en manque de trouvailles (on sait en revanche que celui de Charlie Kaufman tient de l'intarissable fontaine). Farfelue, également: le pitch augure d'un délire métaphysique des plus originaux. Mais s'agit-il vraiment d'une comédie? Si Dans la peau de John Malkovich recèle de purs instants hilarants (telle l'entrée de Malkovich lui-même dans son propre cerveau), le premier film de Spike Jonze est aussi un drame grinçant, où le pathétique fait rire parce qu'il touche à l'absurde.

Ainsi s'organise la mécanique de Jonze: celle-ci s'articule autour de rebondissements a priori sans queue ni tête, afin d'en faire jaillir une certaine vérité. C'est de l'illusion que naît la moelle des rapports humains, le jeu de marionnettes est ici une fidèle image du jeu relationnel mené par les êtres de chair. De celle-ci naît également le mal-être qui habite les personnages de Kaufman, prêts à abandonner leur peau pour rentrer dans celle d'un autre. "Ever want to be someone else?": l'annonce passée par Maxine (glaciale Catherine Keener) afin de commercialiser le trip dans la tête de Malkovich est la réponse à une attente certaine de la part de potentiels clients mal dans leur peau, comme ce premier voyageur, qui se décrit comme "gros et triste". Qu'importe si le spectacle qui lui est donné est celui de la vie la plus quotidiennement banale d'un Malkovich achetant des tapis de bain, l'important est d'avoir quitté quelques instants une enveloppe à la fois corporelle et carcérale.

YOU DON'T KNOW HOW LUCKY YOU ARE, BEING A MONKEY

Quand vivre devient invivable, le masque est une alternative pour se protéger de la réalité. Chacun des protagonistes du film est meurtri par des désirs frustrés: Craig Schwartz (étonnant John Cusack) souhaite vivre de son art, sans succès. Il redeviendra marionnettiste en possédant le corps puis l'esprit d'un autre, délaissant Craig Schwartz pour John Malkovich. Son épouse, Lotte (épatante Cameron Diaz), voudrait un enfant de son mari, en vain. Les animaux seront pour elle une compensation, humanisés afin de combler l'absence de l'enfant. Ils ont leur nom (comme Elijah, le chimpanzé) et reçoivent l'attention d'une mère qui chaque soir se presse vers eux pour leur offrir des bonbons - quand ils ne visitent pas leur psy. Le reflet renvoyé par les animaux (thème qui reviendra dans Human Nature, écrit également pas Kaufman) demeure invisible pour les humains: Lotte décèle ainsi une déprime née d'un manque socio-affectif chez Elijah, mais ne perçoit pas le mal qui mine son couple et qui la force à se replier vers des animaux pour trouver une certaine affection. Enfin, Lester (Orson Bean), le patron de Craig, rêverait d'une relation plus intime avec son assistante de direction, Floris, mais ceci est impossible tant qu'il sera enfermé dans une peau qui n'est pas à la hauteur de ses ambitions. Chacun se masque la réalité comme il peut - souvent en niant sa propre personnalité pour emprunter celle d'un autre.

Le mal-être naît également de la perte, voire du refus de l'identité. La désignation par le nom est une part de l'existence: priver quelqu'un de son nom, c'est le priver de vie. Ainsi, Craig est nommé Juarez ou Warts par Floris, mais jamais Schwartz. L'enjeu de Craig pour avoir un rendez-vous avec Maxine est de deviner son nom. Schwartz ignore volontairement la douleur de son épouse en oubliant et mélangeant les noms de ses animaux. Enfin, Malkovich perd déjà de son identité propre à force de se voir félicité pour un rôle de voleur qu'il n'a jamais tenu. Dans une histoire où des personnages pénètrent l'esprit d'un autre, le trouble de l'identité devient central. Comme Lotte qui voit des enfants en ses animaux, Craig reconstitue des rapports idylliques entre lui, sa femme et Maxine en les reproduisant sous forme de marionnette. C'est ainsi: la vraie façon de s'accomplir se situe dans le fantasme.

Dans cette optique, la porte menant à John Malkovich devient l'enjeu de ces fantasmes, l'outil par lequel les personnages vont un à un s'accomplir - ou non. Lotte, dans la peau d'un homme, découvre sa part de masculinité ("I knew who I was", c'est-à-dire un homme) et déclare sa volonté de changer de sexe (lançant plus tard à son époux un "Suck my dick!" qui précise ses intentions). L'homosexualité jusqu'ici latente du personnage de Maxine devient évidente via la relation amoureuse qu'elle entretient avec Lotte, via le corps de Malkovich: le désir de transexualité de Lotte est ainsi exaucé. En revanche, l'accomplissement sexuel de Craig ne passera pas par l'ouverture de cette boite de Pandore, mais par le jeu de marionnettes, à la fois autre dans la forme mais similaire dans le fonctionnement. Le passage malkovichien n'est pour Craig que catalyseur de frustrations, à la fois artistiques (il perd sa plus belle marionnette) et sexuelles (il perd son épouse et sa maîtresse fantasmée). Le chaos sort de la boite, et pousse Craig à la révolte. Qu'importe, même en forçant le renversement des valeurs en enfermant son épouse dans une cage, tel un animal, Craig n'echappera pas à sa nouvelle identité de gadget inutile dans un couple où il a été remplacé. L'homme devient un accessoire, un marionnettiste impuissant (Schwartz) ou un objet-phallus (Malkovich) au profit de femmes qui n'en ont plus besoin désormais, créatures hybrides mi-femmes mi-hommes, comme Maxine au diminutif masculin, ou Lotte dotée d'une verge virtuelle.

MALKOVICH MALKOVICH!

Le redistribution de l'ordre naturel tient de l'expérience de déisme, où les acteurs (au sens propre et figuré, la mise en abyme se situant dans le choix d'un acteur comme "tête à visiter") deviennent Dieu et participent à la Création. La symbolique d'un nouvel état, passe par la pénétration d'un couloir désigné par Lotte comme un vagin. Au bout d'un quart d'heure, le rejet dans la réalité tient aussi bien de l'accouchement (symbolique de la renaissance) mais aussi de la défécation (c'est à dire le passage de l'état fantasmé à l'état réel et refoulé). L'exultation qui suit ce rejet tient de l'addiction sexuelle, chacun des participants se pressant pour refaire un tour de manège. L'intérieur devient une protection, comme un bébé hébergé dans le ventre de sa mère, protégé dans le liquide amniotique. Une nouvelle existence est ainsi créée, où deux entités coexistent, où l'esprit et le corps sont distincts.

Il est à noter que le laboratoire des ces Dieux en herbe que sont Craig et Maxine, se situe au 7e étage et demi de leur building. Le chiffre 7 étant intimement lié à ce qui touche à Dieu, le demi supplémentaire les place d'emblée au-dessus de Dieu lui-même. Leur secret les place au-delà du commun des mortels, une vidéo de leur entreprise expliquant aux employés l'existence de cet étage par une histoire farfelue liée à la rencontre entre un homme de taille normale et une naine. Ce bien précieux doit rester un secret, et les ennuis débutent à partir du moment où il se fait public.

Car, comme le déclare Lester, "nobody wants to die". En passant par l'abandon de l'identité, on atteint l'immortalité: Mertin, qui a découvert le premier passage, est devenu immortel en possédant l'enveloppe de Lester. En niant sa propre identité, et donc son existence, l'on peut atteindre l'immortalité sous une forme différente. "I swear, sometimes, it's not worth it, but nobody wants to die", la phrase de Lester, 105 ans, résume cette quête folle. Dans cette même optique, Craig ne sera aimé de Maxine qu'en niant sa propre existence pour celle de Malkovich. Suite logique de la vie de Craig, qui anime des marionnettes sur des applaudissements factices. Il reste néanmoins un élément de l'identité qui fera de cette transposition un acte vain: Maxine est amoureuse de Lotte via Malkovich, mais parce qu'elle voit les yeux de Lotte en lui. Comme le nom, le regard distribue l'existence. Pour Maxine, le regard de Craig n'est rien. Lorsque Maxine voit la marionnette représentant Lotte, et que celle-ci a le regard vide, c'est l’absence de l'amour de la jeune femme qui lui est évoqué. Ainsi arrive le final où les deux femmes vivent ensemble leur relation amoureuse dans leurs peaux respectives, débarrassées du masque Malkovich, lui-même habité par d'autres visiteurs. Elles donneront néanmoins à leur bébé un nom de marionnette (Emily, nom de la marionnette géante de Derek Mantini, le modèle de Craig Schwartz), marionnette qui baigne béatement à la fin du film dans le liquide amniotique d’une piscine, véhicule du nouveau voyageur mental qu'est Craig, condamné à être autre pour exister.

par Nicolas Bardot

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