Cléopâtre

Cléopâtre
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Cléopâtre
Cleopatra
États-Unis, 1963
De Joseph L. Mankiewicz
Scénario : Joseph L. Mankiewicz, Ranald McDougall
Avec : Richard Burton, Rex Harrison, Martin Landau, Roddy McDowall, Elizabeth Taylor
Photo : Leon Shamroy
Musique : Alex North
Durée : 3h12
Sortie : 30/11/1999
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L’histoire de la plus célèbre figure historique féminine, qui mit dans son lit César et Marc-Antoine pour garder le royaume d’Egypte loin des griffes de la puissante Rome, mais qui ne put dicter sa loi à l’amour.

LA FOLIE DES GRANDEURS

A la fin des années 50, l’industrie déjà quinquagénaire que les majors maîtrisent de bout en bout est sous l’effet de multiples attaques : l’arrivée de la télévision qui ronge le nombre d’entrées en salles, associée à la fin du monopole qu’avaient jusqu’alors les studios sur les circuits d’exploitation. La 20th Century Fox est frappée de plein fouet par cet ébranlement du système. Son grand pontife d’alors, le financier Spyros Skouras, pour tempérer la débâcle, ordonne aux chefs de production de lancer un projet à faible coût mais susceptible d’accoucher d’un immense succès public. Rêvant des profits triomphaux de péplums comme La Tunique ou Ben-Hur, on lui soumet l’idée d’un remake du Cléopâtre avec Theda Bara, star du muet, et qui avait enthousiasmé les foules à sa sortie en 1917. Le cahier des charges est simple : pas de casting délirant, un budget de série B luxueuse au mieux, maximisé à 2 millions $. Le producteur Walter Wanger, ancien président de l’Académie des Oscars, a pourtant les yeux plus gros que le ventre. Son idée est simple : pour assurer un succès au box-office, la tête d’affiche doit être une star et personne d’autre. La jeune Joan Collins est alors envisagée, mais son nom est vite remplacé par celui de Susan Hayward, plus connue du grand public, et même par Audrey Hepburn. Mais celle qui le fait fantasmer et qui sonne comme un pactole assuré est la plus grande star d’alors. Toute juste lauréate de la statue de la meilleure actrice, et même si sa vie privée défraie la chronique, Liz Taylor serait un choix idéal. Premier hic, elle répond qu’un million de dollars la motiverait peut-être plus. Las, sa voix de sirène ne tombe pas dans le tympan d’un sourd, Wanger accepte. Il confie les rênes de ce futur Titanic en papyrus à Rouben Mamoulian, vieux de la vieille un peu chenu mais qui connaît toutes les ficelles de l’Hollywood old school, jonglant avec les ego, les budgets serrés et la pression des actionnaires. La distribution est complétée par Rex Harrison, qui jouera César. La machine se met en route à l’automne 1960 vers le lieu de tournage choisi pour représenter Rome et Alexandrie, soit les studios… britanniques de Pinewood. Mais les idées les plus apparemment réfléchies sont parfois plus épineuses qu’un fagot de rosiers. Très vite la gangrène attaque tous les pans de la production, les ouvriers anglais (un quota dû à l’Etat de sa Majesté) se mettent en grève, les décors titanesques de John DeCuir s’effritent sous la virulente brise anglaise, les palmiers sont remplacés chaque semaine. Enfin miss Taylor sombre dans une succession de grippes et atchoumeries diverses qui se concluent royalement en pneumonie. A ce point, Mamoulian, informé de la trachéo expresse qu’on vient d’infliger à la reine d’Hollywood qui n’en pouvait plus de s’étouffer dans ses glaires, ne peut que déclarer forfait. 7 millions de $, des centaines de cachetons anti-dépresseurs généreusement distribués à tout le monde et six mois plus tard, le film s’arrête sans qu’aucun des rushes ne soit utilisable.

TOURNAGE A L’ITALIENNE

Mais Wanger ne peut rester sur un échec aussi cuisant, lui qui joue toute sa réputation sur le film, et avouer à Spyros Skouras l’état des dégâts serait suicidaire. Il engage Joseph L. Mankiewicz, une autre idole du vieil Hollywood, pour reprendre les rênes du projet. La décision de tourner le film à Cinecitta, non loin de Rome, un an après le premier coup de manivelle à Pinewood, marque les vrais débuts de la production. Le directeur artistique, sur les conseils mal avisés du producteur, doit construire un Forum deux fois plus grand que le vrai pour satisfaire le fantasme de démesure, alors que son Alexandrie de pacotille est aussi vaste que le Colisée. C’est bien tout le coeur du problème : persuadés de tourner le futur plus grand film du cinéma, les exécutifs ne s’épargnent aucune dépense. Des sphinx recouverts de feuilles d’or aux joyaux de Cléopâtre en vraies pierreries, jusqu’aux deux mille costumes confectionnés par les couturiers de la reine d’Angleterre en passant par la vraie argenterie et le marbre de Carrare, la folie ne trouve pas de fin. Un jour Liz Taylor est fatiguée, le lendemain le manque de soleil empêche toute prise de vue. Rien d’anormal sur un plateau dira-t-on, mais ce manège dure plus de six mois. Mankiewicz est aux prises avec un scénario qui n’existe pas et qu’il doit écrire jour et nuit, en bloquant toute la production. Chaque jour, mille figurants sont mobilisés à ne rien faire tant le tournage prend du retard. Les acteurs éreintés d’ennui désertent Cinecitta pour se saoûler chaque soir dans les bars de la Piazza Navona. Mais le paroxysme est atteint lors de la rencontre Burton-Taylor, ou comment le feu amoureux qui consuma Cléopâtre et Marc-Antoine renaquit deux mille ans plus tard. La liaison des deux stars chacune mariée de son côté provoque un scandale si énorme que même le Vatican la condamne. Le prude Conseil d’Etat italien hurle à la dépravation, l’opinion dévore les journaux qui alimentent chaque jour un peu les frasques du couple. Sans honte aucune, ils se bécotent autant devant que derrière la caméra en se fichant éperdument de leur réputation. Ravie de la médiatisation soudaine du film en gestation, la Fox, en roue libre au cœur de l’été 62, n’hésite pas à envoyer des starlettes, pique-assiettes et autres mondains sur place pour que le tout ait l’air d’une fête sans fin, relayée par la presse avide de scoop. L’ultime conséquence est la désagrégation absolue du tournage. Mankiewicz ne tient plus debout (il finira d’ailleurs par donner ses instructions sur une civière), certaines scènes ne sont pas encore écrites, d’autres sont repoussées des mois plus tard pour que la lumière convienne – comme l’entrée de Cléopâtre dans Rome. Le budget atteint alors la somme inimaginable et inédite dans l’histoire du cinéma de 40 millions $, et rien n’est encore fini. Fin 1962, la Fox commence à vendre des studios (l’actuelle Century City) pour terminer son film. Tous les autres projets de la major sont abandonnés ou reportés. On murmure le mot fiasco partout.

EN PLEINE TEMPETE

Janvier 1963. L’exercice précédent du studio est déclaré négatif, la Fox est au bord de la banqueroute. Spyros Skouras, tenaillé par les financiers de New York vire Walter Wanger de la production et annonce une sortie pour le mois de juillet suivant. En catastrophe, les dernières scènes qui manquent sont bâclées sans même être écrites, on renvoie les figurants et les trois quarts des techniciens. Liz Taylor quitte Rome avec en poche un cachet de 7 millions $. Dans la foulée, Mankiewicz est détaché de la post-production, jugé « inapte » à sa mise à bien. Les rushes débarqués à Los Angeles, on s’aperçoit benoîtement que personne ne peut s’atteler au montage d’un pareil mastondonte, aussi rappelle-t-on le réalisateur à la rescousse. Il accouche d’une première version de... six heures. On le somme de diviser la durée du film par deux, c’est un énième coup de poignard dans le dos. Des pans entiers, des personnages de second plan disparaissent totalement au fur et à mesure du processus. Il ne reste à la fin qu’un squelette rapiécé de fortune où surnagent les histoires d’amour successives de Cléopâtre avec César et Marc-Antoine, là où Mankiewicz ambitionnait deux films distincts. La campagne promo d’une ampleur hallucinante est lancée, touchant la mode, les cosmétiques et quantité de produits dérivés. On se fiche du résultat, il faut du tapage, de la publicité à tout crin. Mis en vente quatre mois avant la première mondiale, les billets d’un mois de séances sont tous réservés. C’est alors que, jugeant qu’on l’a un peu oublié et jaloux des Taylor-Burton, Rex Harrison fait in extremis recréer tout l’affichage pour que son personnage y apparaisse à égalité avec celui de Marc-Antoine. Alors que sa partenaire royale vocifère partout qu’elle hait le film et qu’elle veut oublier ce qu’elle appelle un « cauchemar », c’est avec un pistolet sur la tempe qu’elle se rend à la première du film sans une once de magnanimité pour la Fox qui l’a payée si grassement.

LE FILM QUI CHANGEA LA FACE D’HOLLYWOOD

Et puis il y a le ouf final. C’est un succès mondial, celui que tous attendaient comme le messie. Malgré une pluie de nominations aux Oscars - ni Mankiewicz, ni le couple vedette n’y auront droit, soit l’ingratitude d’Hollywood dans toute sa magnificence cynique- seuls les costumes, les décors, la photo et les effets spéciaux sont récompensés. Il faudrait être d’une mauvaise foi infernale pour nier au film ses qualités esthétiques : c’est un pur enchantement visuel où aucun détail n’est laissé au hasard, où la somptuosité et le luxe le plus inouï règnent sans prétendre à la boursouflure, grâce au savoir-faire des meilleurs artisans d’Hollywood. Même troussés à l’arrache sur un coin de table, les dialogues sont aussi solennels qu’une fraise Tudor et plus piquants qu’un aspic, car Cléopâtre et ses chéris ne se parlent qu’en entrechats stylisés. Enfin, l’ensemble, wagnérien au possible, possède une réelle profondeur si l’on excepte les intrigues politiques un peu de guingois, sans qu’elles gâchent le plaisir. Le public ne s’y trompe pas et en trois ans le film est remboursé aux deux tiers; il est déclaré rentable au terme des années 70 après une vague de ressorties et de derniers versements faramineux aux ayants droits. A cette fin, et pour éviter d’ultimes réclamations sur les droits de diffusion, la Fox clôt définitivement les livres comptables du film en 1978 et fait sceller les archives, fait unique dans l’histoire des majors. Pour autant, la leçon est gravée dans le marbre, et si ce sont des films comme La Mélodie du bonheur ou Le Jour le plus long qui remettront la Fox à flot, le genre sword and sandals s’apparente à une malédiction. Il s’avère en effet qu’en dollars réévalués, le film aurait coûté en 1999 plus de 270 millions $. Cléopâtre, en 1963, marque à ce titre l’entrée d’une nouvelle ère : la fin de l’hégémonie des studios sur le système, tous allant être rachetés les uns à la suite des autres par des consortiums encore plus énormes. C’est l’arrivée aussi de la globalisation, où l’on se rend compte qu’une mise en œuvre traditionnelle et autarcique ne fonctionne plus, tant les éléments de la fabrication d’un grand film sont éparpillés entre plusieurs strates de financement internes et externes. Véritable prototype, voire archétype des hyperproductions modernes, Cléopâtre mérite à ce titre pleinement sa place au panthéon du cinéma.

par Grégory Bringand-Dedrumel

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