Chansons du deuxieme etage

Chansons du deuxieme etage
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Chansons du deuxieme etage
Sångar från andra våningen
Suède, 2000
De Roy Andersson
Scénario : Roy Andersson
Avec : Sten Andersson, Hanna Eriksson, Stefan Larsson, Lucio Vucino
Photo : Roy Andersson
Musique : Benny Andersson
Durée : 1h38

Dans une ville indéterminée, une série d’événements étranges et surréalistes s’enchaînent sans lien ni logique apparents. Un employé licencié se traîne pitoyablement aux pieds de son ex-patron; un immigré est agressé dans la rue devant une foule impassible qui attend le bus; un magicien de cabaret rate lamentablement son tour et découpe son "cobaye" volontaire… Economistes, religieux, militaires, chirurgiens, la folie gagne progressivement toute la ville et, face au chaos, chacun se retranche dans un individualisme forcené: fuite vers un ailleurs pour les uns, fatalisme, totalitarisme pour les autres.

DE JOUR COMME DE NUIT, TOUS LES HOMMES SONT GRIS

Résultat d’une gestation de près de vingt ans dont quatre de tournage, Sångar från andra våningen constitue l’aboutissement artistique d’un système esthétique façonné de longue date par Roy Andersson. Tourné sans scénario ni planning dans les studios personnels du cinéaste suédois, ce long métrage hors du commun témoigne d’un véritable souci exacerbé du détail. Tel un peintre utilisant toute l’étendue de sa palette, l’auteur s’est en effet attaché à peaufiner inlassablement ses plans, affinant peu à peu les couleurs, la lumière, le cadrage, l’interprétation, au cours de multiples répétitions systématiquement filmées en 35 millimètres, dans les conditions du tournage, jusqu’à obtenir, de son propre aveu, le "plan exact". Chansons du deuxième étage forme donc une somme cinématographique qui couronne une carrière atypique: deux courts métrages, deux longs et 300 clips publicitaires, primés dans de nombreux festivals, avec lesquels le cinéaste eut tout le loisir de développer une signature immédiatement reconnaissable. Le principe général est toujours le même: en une saynète burlesque, méthodiquement filmée en plan-séquence fixe et en grand angle, Andersson se joue des archétypes sociaux et fait jaillir un humour cinglant, dans l’esprit du Fantôme de la liberté de Luis Buñuel. "Ma préoccupation était de montrer l'homme sous son vrai jour, avec sa vulnérabilité et sa profondeur. Et parfois, l'homme est ridicule lorsqu'il veut cacher ses faiblesses. Il pense qu'on ne peut pas voir qu'il est vulnérable. Mais il l'est!", déclare Roy Andersson lors d’une interview. En envisageant le cinéma comme un immense et lent catalogue burlesque, Andersson restitue dans toute sa bêtise la comédie humaine, cruelle et grotesque. 46 plans-séquences fixes lui suffisent à pousser plus loin encore son art de la segmentation et son exploration féroce de l’âme humaine, déjà ébauchée dans ses courts métrages et ses publicités, en l’agrémentant de craintes millénaristes et désespérées.

Le film débute dans une atmosphère proche du Brazil de Terry Gilliam. Dans une société urbaine, géométrique et noyée dans la grisaille, des êtres humains, au teint universellement pâle et uniformément vêtus de costumes trois pièces, s’affairent. Lasse est l’un de ces zombies modernes. C’est à lui que le cinéaste s’intéresse dans un premier temps, avant de très vite l’abandonner à son triste sort. Lasse, l’irréprochable employé, vient d’être renvoyé sans autre forme de procès, et est donc exclu de cette société individualiste, au cours d’une scène mémorable: au milieu d’un couloir dont la perspective, par un savant trompe-l’œil, semble être un infini alignement de portes entrouvertes, il s’accroche à la jambe de son bourreau et se laisse traîner sur plusieurs mètres avant de lâcher prise. Cette mise à l’écart sociale se conclut éloquemment lorsque les portes indiscrètes finissent par se refermer à l’unisson, et par l’isoler définitivement. Andersson se débarrasse de son simulacre de héros en le faisant progressivement disparaître, d’abord visuellement, en l’excluant du cadre, puis complètement, en laissant s’éteindre graduellement ses cris. Cette séquence très forte est représentative du système Andersson. N’hésitant pas à expurger ses plans du maximum de leur sens en les faisant traîner en longueur autant que possible, le cinéaste peut se permettre de charger son cadre de nombre de détails caustiques et symboliques. Ainsi s’attache-t-il à bâtir un univers particulier, d’une richesse telle qu’elle semble factice. "Même ce qui semble ordinaire n’aurait pu être fait en décor naturel. C’est un condensé: la mémoire d’un appartement, de la réalité. Cela y ressemble, mais ce n’est pas tout à fait ça", confesse-t-il. L’homme se fond donc dans ces décors de carton-pâte, jusqu’à en devenir l’un des éléments constitutifs, à l’image de ces embouteillages qui encombrent avec une régularité mathématique les artères de la ville (hommage direct au manège de voitures du Playtime de Jacques Tati) ou de ces processions de manifestants se flagellant en rythme.

CHEMINS DE CROIX

Dans ce système méticuleusement bâti, rien n’est laissé au hasard: tout est l’écho de quelque chose, tout semble signifiant. Ainsi, la citation: "Bienheureux celui qui s’assoit", qui ouvre le film, revient à plusieurs reprises et reçoit de nombreuses résonances visuelles tout au long du métrage (jusqu’à ce plan mémorable où un ivrogne ne parvient plus à s’asseoir sur son tabouret). Ces indices explicites, c’est à nous de les guetter patiemment. Libérés du dirigisme d’une caméra mouvante, donc insistante, nous ne pouvons plus que nous fier à notre seule perception pour effectuer la connexion entre les plans, les lieux et les différentes profondeurs de champ. Une ambition revendiquée par Roy Andersson: "Je voulais faire un film qui ne serait pas régi par une structure anglo-saxonne conventionnelle, mais 'associative'". Il est d’ailleurs intéressant de constater la fréquente présence d’ouvertures à l’arrière-plan, creusant la perspective vers un nouveau champ, à l’infini, se conformant alors avec la thèse de Diderot, pour qui l’idéal de tout tableau réside en la division de la profondeur en un foisonnement de plans infiniment petits. Il n’est du reste pas rare que les entrées et sorties de champ se fassent dans la profondeur, comme si les personnages ne pouvaient s’extraire de ces 46 tableaux fermés. Chansons du deuxième étage représente donc davantage qu’un simple système esthétique clos et neurasthénique. Au contraire: un sous-texte transparaît assez clairement dans cet enchaînement de vignettes pitoyables, qu’Andersson va s’attacher à rendre visible, contre son habitude, via un personnage récurrent, Kalle. Ce cinquantenaire, qui vient de rater piteusement sa fraude à l’assurance en mettant le feu à son magasin, bien qu’a priori semblable aux autres âmes qui arpentent le film, va devenir notre point d’ancrage, celui sur lequel se focaliseront les tourments successifs de notre mauvaise conscience.

Kalle, figure christique doloriste d’une société déliquescente, va donc "endosser la responsabilité de l’humanité, la souffrance du monde, et envisager l’homme comme une créature vulnérable. Je ne crois pas en une instance supérieure, mais en des traits humains comme la responsabilité, la honte, la mauvaise conscience, la haine, le regret. Des figures mentales de l’existence qui peuvent sonner comme religieuses. Je me sens proche du concept religieux, si l’on enlève la relation avec Dieu. Je m’intéresse à la culpabilité, à l’Autre, à notre voisin. Dans le film, les personnages considèrent simplement Jésus comme une bonne personne. Pas le fils de Dieu, mais un homme qui ‘a été crucifié parce qu’il était trop gentil'", poursuit Andersson. Il va alors s’agir pour Kalle d'assumer la souffrance d’un monde rongé par de nombreux maux, dont le capitalisme n’est pas le moindre. Aussi, lorsque Kalle se rendra logiquement à l’Eglise, ce sont les souffrances économiques plus que les souffrances de l’âme qui surgiront dans la bouche du clergé. Dans ce monde où la seule commisération est d’ordre monétaire, c’est la productivité qui justifie l’existence humaine. Andersson pousse le cynisme jusqu’à faire de l’icône un business au travers duquel Kalle tente de survivre. Business forcément bancal, comme on le voit au cours de la convention de vendeurs de crucifix, où l’un de ces Jésus de bois produits en série se détache de sa croix. "Il y a beaucoup de peintures, d’objets, de bâtiments représentant Jésus. Mais en définitive, presque tout le monde se fout du contenu, de ce que cela représente. Même l’Eglise. Ça ne colle pas avec la philosophie d’une économie de marché. Le nouveau sermon, aujourd’hui, c’est ‘Exploite ton prochain’", explique Andersson. Ce qui est résumé de façon plus lapidaire et grotesque dans le film: "Dire qu'on a pensé qu'on se ferait du fric avec un raté crucifié!".

Aussi, l’échec des idoles classiques aidant, Kalle se transforme en véritable martyr de la société dépeinte dans Chansons du deuxième étage. La peine et les craintes qu’il charrie semblent y être universelles, et Kalle finira littéralement par porter cette lourde croix - ou plutôt ces nombreuses croix - symbole de l’héritage atroce que la Suède en général et le monde en particulier ont bien du mal à assumer (un thème déjà abordé par le cinéaste dans son court métrage Quelque chose est arrivé, présent entre autres formidables bonus sur l’excellente édition DVD du film). "Si l’Allemagne avait gagné la Deuxième Guerre Mondiale, la Suède aurait ouvert grand ses portes aux nazis. Ce plan est une provocation pour rappeler que c’est un fait embarrassant. Personne ne veut en parler, mais c’est important d’en discuter. […] Je suis membre d’une société qui a commis des crimes et je me sens responsable", confie Andersson au magazine Repérages en mai 2000.

POESIE DU DERNIER ETAGE

Poursuivie de façon obsessionnelle par des démons clairement identifiés, l’œuvre du cinéaste suédois pourrait être plombée par ce climat dépressif. Pourtant, par son esthétisme exacerbé, le film parvient à ne jamais s’effondrer dans sa noirceur paroxystique ni à tomber dans le piège de l’exercice de style stérile. Aussi ferait-on une lourde erreur en ne voyant dans cette œuvre atypique qu’un tableau opaque et sinistre. En effet, il ne faudrait pas oublier de souligner que, dans ce puzzle triste et sombre, surnagent plusieurs jolies scènes empreintes de poésie, de musique, de drôlerie et d’espoir (la séquence du métro, celle de l’air de flûte à quatre mains, quelques passages à l’hôpital, le personnage de la femme de Stefan, etc.), d’autant plus belles que rares, qui permettent de ne pas sombrer dans un accablement définitif.

L’analyse du dispositif cinématographique d’Andersson ne pourrait être complète si l’on n’évoquait l’exception qui confirme la règle. A savoir l’étonnante et furtive naissance du mouvement, par un lent travelling arrière, qui meurt aussitôt, en amorce d’une évocation terrible de l’Allemagne hitlérienne, et qui surprend au sein d’un système aussi méticuleux. En réveillant les fantômes incompris du passé, Andersson se décide donc à ranimer sa caméra figée dans un mouvement de fuite, comme s’il s’agissait de laisser constamment à l’arrière-plan un passé que l’on ne veut pas voir en face. De fait, même dans la transgression de son système, Andersson demeure cohérent. Kalle sera ainsi désormais poursuivi par ces spectres, jusqu’à une effroyable scène finale (l’un des rares extérieurs du film) en forme de Jugement Dernier. "Ces morts qui se lèvent cherchent quelque chose. C’est une rencontre entre le présent et le passé. Il n’y a plus de différence entre les morts et les vivants. Ils représentent le souvenir, l’impossibilité de changer l’histoire. Ceux qui essayent échouent. L’histoire, le temps, nous rattraperont, et l’effort pour l’oublier, pour cacher cela, peut être traumatisant", conclut Andersson.

par Guillaume Massart

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