The Barber
The Man Who Wasn’t There
États-Unis, 2001
De Ethan Coen, Joel Coen
Scénario : Ethan Coen, Joel Coen
Avec : Michael Badalucco, James Gandolfini, Scarlett Johansson, Frances McDormand, Tony Shalhoub, Billy Bob Thornton
Photo : Roger Deakins
Musique : Carter Burwell
Durée : 1h56
Sortie : 07/11/2001
Une petite ville de Californie, en plein été 1949. Ed Crane est un barbier discret et monotone, qui décide un beau jour de tout plaquer pour se lancer dans le nettoyage à sec. N’ignorant pas que sa femme le trompe, il décide, pour trouver le financement, de faire chanter son amant.
SOONER OR LATER, EVERYONE NEEDS A HAIRCUT
"Un barbier décide de tout plaquer pour se lancer dans le nettoyage à sec"... Voilà une ambition – de cinéaste et de personnage - pour le moins insolite, et qui, à première vue, ne suffit pas à faire un film. Un point de départ aigrement drôle, une fois exposé ce modèle d'absurdité, dont seuls les frères Coen ont une si parfaite maîtrise. Cinéphiles et bibliophiles avertis, ils usent sans en abuser de références élégantes au film noir américain d’après-guerre (Hitchcock, Wilder, Lang, Huston, Kubrick), et à la littérature policière (Cain, Burnett, Chandler, Hammett). Pourtant, à bien y regarder, une évidente filiation apparaît entre The Barber et L’Etranger d’Albert Camus. Les deux œuvres partagent en effet la même illustration de cette philosophie de l’absurde - aussi essentielle chez Camus que chez les Coen, en plus d’être sensiblement construites sur la même ossature (monotonie/meurtre/procès). Coïncidence ou réelle influence, peu importe, puisque l’étude de l’une apporte ses lumières sur l'apprentissage de l’autre. Œuvre ni réaliste ni fantastique, The Barber échappe à toute tentative de classification, au-delà de son étiquette de film noir, qui tient plus d’un certain cynisme et d’une esthétique, que d’une réelle accointance thématique avec le genre. Les Coen distordent une fois de plus les codes cinématographiques traditionnels, en les déviant d’une part, et en les combinant entre eux de façon contradictoire d’autre part. Ce sentiment de détachement que ressent le spectateur, et qui va de pair avec cette impossibilité de ramener le film à une catégorie connue, tient au fait que, derrière son apparente transparence, rien ne s’y présente comme il le devrait.
ME, I DON’T TALK MUCH... I JUST CUT THE HAIR
Moins extravagant que le reste de leur filmographie, The Barber est le film le plus singulier, le plus déconcertant et à la fois le plus épuré des frères Coen. Les mouvements d’appareil ne se permettent aucun écart superflu, et si l’atmosphère est kafkaïenne, la mise en scène est "kubrickienne". Un précis mathématique dans la composition du cadre pour un rendu quasi-clinique, magnifié par l’extraordinaire photographie contrastée de Roger Deakins. Une esthétique lancinante en apparence dénuée d’arrière-pensées, qui confine en réalité au cynisme le plus noir. Roland Barthes, à propos de L’Etranger, s’exprimait en ces termes: "Il s’accomplit un style de l’absence qui est presque une absence de style". Une remarque qui sied admirablement au film. Le personnage lui-même s’expose sans fard, sans ombre, et semble ne rien nous cacher. Ed Crane, flegmatique et un brin minable, nous présente l’étendue de son sinistre univers au travers d’une voix-off égale. Il n’y a chez lui aucune interrogation, aucune révolte, ni même aucune prise de conscience de sa nature démodée. "L’homme qui n’était pas là". Un fantôme, une absence. Il se borne à répondre aux questions, bon bougre qu’il est, et l’on est même surpris qu’il puisse nourrir une quelconque ambition (fonder son propre commerce), ou éprouver une sincère émotivité face à l’art (superbes scènes au parfum de Lolita). Un traitement similaire aux profils du Meursault de L’Etranger, aux héros du Procès et du Château de Kafka, et à toute une parenté littéraire (L’Ingénu de Voltaire, La Chartreuse de Parme de Stendhal, La Nausée de Sartre...). Tous ces personnages ont en commun ce décalage par rapport au monde qui les entoure.
THE MORE YOU LOOK, THE LESS YOU REALLY KNOW
The Barber tire sa force d’une opacité à toute épreuve (de l’intrigue et du personnage), et de la cruauté des deux frères d’octroyer à Crane autant de chance que de malchance. Il est fidèle mais sa femme le trompe, il planifie un chantage mais finit démasqué, il tue un homme mais sa femme est accusée, il veut aider une jeune fille mais elle n’a pas d’ambition, tout ça pour au final être accusé d’un meurtre qu’il n’a pas commis... Son impuissance à modifier les choses selon son désir, et en même temps sa faculté à les métamorphoser malgré tout, rend Crane fondamentalement iconoclaste, et moteur d’une communauté à laquelle il est étranger. Empruntant une vision comme de coutume décalée, les réalisateurs précipitent leur héros, ou anti-héros, dans un univers parallèle, le faisant tourner dans le sens contraire des aiguilles du monde. Coupable d’avoir rêvé. En l'arrachant ainsi du réel, les frères Coen amènent Crane à contempler ses semblables, à observer les curieux mécanismes qui régissent notre société, et à mettre en valeur nos pires travers. Codes, lois, mariages, rites, concours de dégustation de tartes, tout est prétexte à mettre en exergue la dérisoire inutilité de l’être et du paraître. Indice paroxystique de cette futilité: le procès final et les surréalistes plaidoiries de l’avocat. Affublé d’un nom imprononçable, d’une loquacité prodigieuse et d’une indifférence totale pour son client, celui-ci, magistralement interprété par Tony Shalhoub, est à l’image du film, la combinaison absolue du non-réalisme et des effets de réel. Pour Crane, le procès obéit à une sorte de rite préétabli, dépourvu de toute signification, mais auquel il est convenu de se conformer. Et il assiste à ce spectacle sans morale ni conscience, se demandant bien où toute cette absurdité va le mener. Là où les cheveux ne poussent plus, probablement.