Philippe Torreton

Il fallait donc naître le 13 octobre 1965, à Rouen qui plus est, pour espérer faire un jour partie des meilleurs comédiens français... Philippe Torreton l’a compris plus vite que tout le monde. Précoce, le gamin l’était déjà du haut de ses douze printemps, en montant sur scène dès le collège. Lorsque l’on n'a pas une belle gueule, que l’on veut faire acteur, et que l’on ne tire aucune satisfaction d’être la silhouette qui ne fait que passer, là derrière (mais si là, regardez bien!), lorsque l’on a de l’ambition, donc, à défaut d’être beau, il faut prendre le taureau par les cornes et impressionner d’entrée. Il faut déployer sa cape, fermer les yeux, et penser aux grandes figures disgracieuses qui ont marqué le cinéma d’après-guerre. Bourvil, Gabin, Ventura, tous les trois restés célèbres pour leur élocution singulière, leur asymétrie de visage, et leur talent. Comme eux, il faut apparaître entier, rester ferme, ne jamais rompre, ni même plier. Il faut imposer son jeu, son rythme, sa vision. Comme eux, Torreton est comme eux. Aussi bon. Aussi puissant

Daniel Mesguich (Le Radeau de la méduse), son professeur au Conservatoire, reconnaît en ce jeune homme ce prestigieux héritage, et lui conseille d’entrer à la Comédie Française, ce qu’il fait en 1990. Le théâtre d’abord, le cinéma plus tard. On verra bien. Après tout, combien d’excellents comédiens de théâtre n’eurent jamais les honneurs du 7ème art? Torreton, tout comme Berling, est une bombe à retardement, qui n’attend ni les caméras ni les projecteurs pour se consumer dans le jeu. Taillé dans le bois noble des comédiens populaires, il attend patiemment son heure, comme un vin précieux, accumulant arômes et saveurs au fil des années, et des pièces. Huis Clos, Lorenzaccio, George Dandin, Antigone, Figaro, Le Barbier de Séville, Le Malade imaginaire, Le Médecin malgré lui, autant de classiques qu’il effeuille avec vigueur, autant de talent lancé à la face des metteurs en scène de cinéma. Un seul aura l’écoute, la vista, et la foi.

Bertrand Tavernier fait de l’acteur, par quatre fois, la figure de proue de ses films évènements. L.627 tout d’abord, dans lequel il incarne un inspecteur de la brigade des stupéfiants, idéaliste et jusqu’au-boutiste. Taillé sur mesure, le rôle du flic lui sied parfaitement, Torreton ayant été lui-même un temps attiré par une carrière d’inspecteur dans la police. Il renouvelle d’ailleurs l’expérience dans L’Appât en 1995, prenant cette fois du galon, en personnifiant le chef de la police. Pressenti quatre ans plus tôt pour le César de meilleur acteur, il l’obtient finalement en 1996 pour sa sublime performance dans le rôle-titre de Capitaine Conan, où 1918 ne voit pas la fin de la guerre pour tous les soldats français. Dans les Balkans, au milieu des pillages et des meurtres illicites, ce commandant taillé dans l'action du combat, et éclaboussé du sang de ses victimes, s'enferme dans la violence pour s'y perdre complètement. Torreton choque et bouleverse à chaque image, emportant le film dans une noirceur encore persistante aujourd'hui. Tout auréolé du succès, Torreton replonge dès 1999 dans la bagarre, sociale cette fois, et livre une interprétation une fois de plus magistrale, en prêtant sa voix, son cœur et son âme à l’instituteur de maternelle Daniel Lefebvre, pugnace et engagé, dans Ça commence aujourd’hui. Depuis, malheureusement, plus rien. Ou pas grand chose. Si peu que l’on ne peut qu’être déçu. De petits films, par le budget et par la qualité, bien loin d’exploiter au mieux l’étendue de ses capacités. On a parlé de lui lorsqu’il a claqué la porte de la Comédie Française, ou quand il a joué Scapin au théâtre, mais derrière la caméra… Monsieur N. inversera peut-être la tendance. Quoi qu’il en soit, le cinéma a snobé dix précieuses années de la carrière de Torreton. Gageons qu’il se fera pardonner au fil du temps, en lui offrant les rôles qu’il mérite, et la reconnaissance qui lui est due. Napoléon n’était qu’un échauffement, vous êtes prévenus.