Ang Lee

Le cœur à l’est, les yeux rivés sur le Far West. Ang Lee n’a jamais bien su tracer ses lignes de démarcations. Né à Taiwan, installé aux Etats-Unis, Lee enfouit les mains sous la terre, déracine les mythes de son enfance, dépoussière les blasons et parcourt le monde. D’est en ouest. Qu’il survole une forêt de bambous (Tigre et Dragon), cavale après les fantômes de la guerre de Sécession (Chevauchée avec le diable), cajole les sœurs délaissées de Jane Austen (Raison et sentiments) ou retient les pleurs de cow-boys un peu gauches (Le Secret de Brokeback Mountain), le globe-trotter s’invite dans les chambres et les cuisines pour recueillir quelques confidences. Curieux de nature, Lee se familiarise avec les rituels et les non-dits de parfaits inconnus, les regarde se débattre, s’émanciper, disparaître dans le reflet d’un rétroviseur ou s’envoler dans les airs, sans pouvoir les arrêter.

ORIENT EXPRESS

Un Lion d’or à Venise (Le Secret de Brokeback Mountain en 2005), deux Ours d’or à Berlin (Raison et sentiments en 1996 et Garçon d’honneur en 1993), un déluge de Golden Globes, de BAFTA et bientôt une rafale d’Oscars… Là où l’armada Lee passe, la concurrence trépasse. Les fées ont été généreuses au berceau, mais le conte débute véritablement à la fin des années 80, par une remise de prix. Vieil étudiant en cinéma contre la volonté de ses parents, galérien au chômage technique à l’université de New York, Ang Lee voit ses projets sombrer les uns après les autres. Il participe, à tout hasard, à un concours de scénario organisé par le gouvernement taiwanais et ouvert aux Chinois résidant à l’étranger. Les deux scripts envoyés, Pushing Hands et Garçon d’honneur (écrit depuis la nuit des temps), remportent les deux premiers prix, un joli chèque de 16 000 dollars et l’opportunité de réaliser un long métrage. Jusqu’ici, Lee n’a jamais su ni où ni comment placer ses billes, à part les réinvestir dans le fond couches-culottes de ses nouveaux-nés. Soit la langue fait barrière (pas question de tourner un film en mandarin aux Etats-Unis), soit le sujet refroidit (une romance gay et métissée). Restée dans la mansarde, la bonne fée daigne se manifester et le pousse dans les bureaux de Ted Hope et James Schamus, deux producteurs en herbe, malins et pragmatiques.

PATERFAMILIAS

Good Machine, la petite société indé, finance le modeste Pushing Hands qui connaît son quart d’heure de cotillons et de flonflons à Taiwan. Lee y pose les fondements de sa trilogie sur l’autorité paternelle (à qui Sihung Lung, décédé en 2002, prêtera ses traits jusqu’en 1994). Schamus, également professeur d’université, se propose d’aider Lee à la réécriture de Garçon d’honneur. Avec conviction, puisqu’il finira par signer la majorité des adaptations de ses films suivants. Ang Lee construit des ponts. C’est un entremetteur, un contemplatif qui restaure les attaches rompues, bat la campagne à la recherche de la perle rare, d’apparence inaccessible. Des noces chaotiques de Garçon d’honneur (carton surprise) aux promesses restées lettre morte de Brokeback Mountain (le favori des Oscars 2005), Lee est passé du statut d’amuseur étranger à celui de dissident familier. Good Machine est devenu entre-temps Focus Features, la puissante filiale "auteur" d’Universal. Le portraitiste bilingue se tient à cheval sur trois continents, cultive un classicisme épanoui, à la fois respectueux des codes et impatient d’en brouiller, discrètement, la donne. Les rênes du mélodrame sont confiées à deux amants cow-boys ou à deux déshérités retirés dans une cabane, loin des conflits (Chevauchée avec le diable). La famille, le premier pôle d’attraction, subit les retours de flamme d’enfants renégats. Les Hood et les Carver reproduisent, de mère en fille et de père en fils, les mêmes peurs et les mêmes névroses (The Ice Storm). Chu le chef cuisinier supporte les querelles de ses trois filles caractérielles (Salé sucré).

CIEL ET TERRE

Lee débute sa carrière par les motifs les plus évidents, les canevas qui lui sont le plus proches (l’amour filial, la communauté chinoise), avant de semer au vent ses passeports et ses multiples identités. Les familles d’accueil, il les trouve chez les écrivains (E. Annie Proulx, Jane Austen, Rick Moody, Daniel Woodrell, Du Lu Wang), ou encore dans les comics (Hulk de Stan Lee et Jack Kirby). The Ice Storm s’ouvrait sur un parallèle entre un épisode des Quatre Fantastiques et le retour dans une maison poisseuse ("Votre famille est votre propre anti-matière", comprendre: une plaie). Ang Lee fait sienne l’Histoire américaine (la guerre de Sécession, Nixon et le Watergate), s’initie aux désordres amoureux de l’ère victorienne et enseigne à James Schamus les conventions du wu xia pian pour Tigre et Dragon. Les sauts temporels, les registres dépareillés, les corsets anglais et les soieries chinoises ont beau se succéder et ne jamais se superposer, Ang Lee imprime à sa filmographie une courtoisie, une retenue et une sensibilité aisément reconnaissables. Hulk est moins une baudruche de synthèse qu’un rendez-vous cafardeux entre un père et son fils. En dépit de leur dimension spectaculaire, les combats en apesanteur de Tigre et Dragon et les batailles rangées de Chevauchée avec le diable se laissent vite contaminés par la morosité de leurs cavaliers désabusés.

LES GRANDS ESPACES

Plus le cinéaste s’ouvre aux grands espaces, plus il tend à resserrer les liens affectifs. Chez Lee, ces liens, amoureux ou sanguins, attachent littéralement à l’autre, corps et âme. Mais le poids sociétal, les velléités d’indépendance et de liberté contrarient tout projet d’avenir à deux. Ennis et Jack reportent, encore et toujours, leurs retrouvailles embarrassées. L’ingénue Marianne Dashwood doit renoncer à l’égoïste John Willoughby, épris mais lâche. Les réservés Li Mu Bai et Yu Shu Lien se terrent dans le silence. Jen Yu refuse tout compromis et rompt les dernières brides qui l’entravent. Ang Lee affectionne ses héroïnes et leurs tempéraments survoltés: "Les femmes courageuses m’attirent, dans la vie et dans la fiction. Une femme courageuse dont le cœur est brisé, ça me brise le cœur. C’est quelque chose qui me parle […] Je ne sais pas pourquoi." Le Secret de Brokeback Mountain parle pourtant d’un amour entre hommes et parle peut-être mieux encore que les passions orageuses de Raison et sentiments. Epuisé par les pyrotechnies de Hulk et Tigre et Dragon, Ang Lee s'en tient à l'essentiel, la douleur sourde, l'aveu interdit, et touche à la quintessence de son art. Comme dans Ice Storm, où le givre broyait les dernières illusions, la nature a le dernier mot. Daniel Holt le nègre affranchi de Chevauchée avec le diable a déjà disparu derrière une montagne: "Je n’ai vraiment pas ma place ici…", souffle-t-il à Jake Roedel, l’autre paria.

par Danielle Chou