Sept fantômes du Japon hanté
Sept histoires de fantômes et sept dates pour un genre, le yurei eiga, issu d’une longue tradition japonaise, orale, littéraire et théâtrale. Du joyau éternel de Kenji Mizoguchi au renouveau apporté par Hideo Nakata, coup de projecteur sur sept œuvres significatives, étalées sur un demi-siècle.
LES CONTES DE LA LUNE VAGUE APRES LA PLUIE (Kenji Mizoguchi, 1953)
En adaptant deux contes de l’écrivain Akinari Ueda, Mizoguchi s’attaque à un monument pour en accoucher d’un autre, couronné à Venise et participant à l’essor, à l’étranger, du cinéma japonais. Les Contes de la lune vague sont nés de la réunion de deux nouvelles de l’immense auteur nippon, La Maison dans les roseaux et L’Impure passion d’un serpent. Mais chez Mizoguchi, le spectre devient figure de mélodrame. Wakasa est une princesse fantôme qui vit isolée avec sa servante. Elle tombe amoureuse de Genjuro qui, lorsqu’il apprend la véritable nature de la jeune femme, l’abandonne à son triste sort. Wakasa est l’une des trois figures de femmes sacrifiées de ces contes, avec Miyagi et Ohama, toutes deux négligées par leurs maris, partis courir après la gloire (Tobei qui désire devenir samouraï) ou l’argent (Genjuro et ses poteries). Miyagi est assassinée par des soldats, tandis qu’Ohama, violée, est contrainte, pour survivre, de se prostituer. Des rêves d’enrichissement des hommes, en passant par leurs chimères amoureuses, jusqu’au pénible réveil (Genjuro rentrant chez lui, accueilli par l’apparition de sa femme morte), le fantôme s’immisce dans un songe lyrique et désespéré, où les enfants n’ont plus qu’à s’arrêter devant la tombe de leur mère, et où les pleurs du spectre s’éloignent de leur manoir, réduit en cendres, comme les illusions. Mizoguchi signe, lui, un monument de mise en scène et de chorégraphie où la géométrie du cadre fait corps avec l'expression des personnages et de leurs conflits, l'un des plus beaux films de fantômes et l'un des plus beaux films tout court.
LE FANTOME DE YOTSUYA (Nobuo Nakagawa, 1959)
Si l’on demande à Hideo Nakata ou Kiyoshi Kurosawa quels sont les auteurs qui les ont influencés pour créer Ring et Kaïro, et ainsi redonner un souffle neuf à tout un genre, le même nom revient immanquablement: Nobuo Nakagawa (également réalisateur, un peu plus tard, de L’Enfer et de nombreux autres films de fantôme). Et plus précisément, un titre: Le Fantôme de Yotsuya (parfois traduit en français par Histoires de fantômes japonais ou Horreur à Tokaido). L’œuvre de Nakagawa est, en effet, une pièce maîtresse dans la thématique et l’esthétique du yurei eiga. L’histoire est archétypale: une épouse, assassinée par son mari qui souhaitait se débarrasser d’elle, revient dans le monde des vivants pour hanter le mécréant jusqu’à sa mort. Les motifs sont ceux qui fondent le genre: une histoire de vengeance, une femme fantôme défigurée (et ici, empoisonnée), l'importance de l'environnement rural, des corps jetés dans l’eau des morts… Contrairement à l’œuvre de Kenji Mizoguchi, mêlant mélodrame et film historique d’un Japon du XVIe siècle ravagé par les guerres civiles, le long-métrage de Nobuo Nakagawa, véritable merveille formelle donne plus purement dans l’horreur en reprenant un conte qui aura connu de nombreuses adaptations cinématographiques, après avoir fait l’objet de nombreuses mises en scène dans le théâtre Kabuki.
KWAIDAN (Masaki Kobayashi, 1963)
Parmi les quatre histoires qui composent Kwaidan (La Chevelure noire, La Femme des neiges, Hoichi et Dans un bol de thé), ce sont les deux premières qui sont les plus représentatives de la tradition du film de fantôme. Le genre est nourri par des contes moraux (à l’image, plus haut, des films de Mizoguchi et de Nakagawa), où les pécheurs sont punis ou hantés. Dans La Chevelure noire intervient pleinement l'un des motifs les plus importants du yurei eiga avec cette tignasse qui est à la fois l’apparat d’une dame élégante, un emblème de féminité, mais aussi le symbole de la femme serpent, dont le charme vénéneux finit par faire perdre la tête à ceux qui y succombent. Un leitmotiv quasi omniprésent qui est l’occasion de tous les ventilateurs, un attribut sans lequel le fantôme ne serait pas vraiment fantôme. Dans La Femme des neiges, Kobayashi met en scène un secret brisé et le spectre qui l’entoure de façon théâtrale, avec des décors peints, mais surtout une lumière expressionniste lors de l’apparition du fantôme, signe de rupture entre les mondes (celui des vivants, et celui, bleu et glacé, de l’apparition). Là encore, il s’agit d’un motif classique, hérité d’une tradition scénique, et repris par le suite dans de nombreuses œuvres (la lumière surexposée sur Sadako lorsqu’elle s’échappe de l’écran dans Ring). Kwaidan baigne ainsi dans le classicisme intemporel d’un genre porté au sommet par son réalisateur.
L’EMPIRE DE LA PASSION (Nagisa Oshima, 1978)
L’Empire de la passion, de Nagisa Oshima, est une sorte de petite énigme. Pas par son décor (village japonais, puits aux morts, costumes, les fondamentaux répondent présents), mais d’abord par sa date, un peu perdue à la fin des années 70, bien après l’âge d’or du film de fantôme et bien avant sa renaissance. Également par son atmosphère érotique (le film est tourné deux ans après L’Empire des sens), là où le genre est d’ordinaire plus prude, voire quasi asexué dans ses films récents - à part le couple d’ados furtivement aperçu dans la voiture de Ring, les personnages de Kaïro ou de Dark Water semblent trop dépressifs ou déjà morts pour baiser. Mais surtout pour son renversement des rôles: là où habituellement le mari se rêve samouraï et abandonne son épouse pour voir si l’herbe est plus verte ailleurs, là où il la jette dans un puits par jalousie ou colère, c’est ici l’épouse qui se débarrasse de monsieur, aidé par son bel amant pour faire disparaître un bonhomme trop encombrant. Le résultat sera le même, c’est désormais l’homme qui viendra observer et hanter son ex-femme, décidément malchanceuse – insatisfaite sexuellement du vivant de son époux, puis visitée par son esprit malin après la mort.
RING (Hideo Nakata, 1998)
Les années ont passé et les belles chevelures de geais ont quelque peu blanchi. Hideo Nakata, jeune réalisateur encore inconnu, sera l’homme de la providence, chargé de voir si les couleurs d’origine peuvent revenir. Ring, adapté d’un best seller de Koji Suzuki, ramène sur le tapis tout l’alphabet du genre. Soit une vengeresse livide aux longs cheveux noirs, un puits hanté et un secret qui se cache au plus profond d’un Japon rural. L’horreur glacée et élégante, les masques blancs de terreur trouvent un lifting dans l’argument du film: l’anathème fantomatique se propage par l’intermédiaire d’une vidéo maudite. Autrefois spectre des bois, le fantôme tisse son implacable toile jusqu’aux villes et se fait virus high-tech. Le conte intemporel laisse place à la légende urbaine que les collégiennes se racontent pour se faire peur, avant que leurs visages ne soient déformés par l’effroi. En sortant de l’écran de télévision, le fantôme s’invite dans chaque salon, Nakata jouant ainsi sur une anxiété paranoïaque et anonyme qui est celle d’un Japon d’aujourd’hui. Un Japon mal grandi, entre cités géantes aux racines malades et ses traditions d’hier, le fantôme rappelant ici au présent son passé douloureux et traumatique.
KAÏRO (Kiyoshi Kurosawa, 2001)
Après avoir fait un tour en ville chez Nakata, le fantôme nippon semble définitivement abandonner les puits glacés et ses infiltrations pour le confort des appartements tokyoïtes. Mais celui-ci est de courte durée: en effet, la capitale court tout droit vers un saisissant apocalypse. Les fantômes ne s’invitent plus par l’écran de télévision, mais errent, sans but, sur internet. Comme le miroir d’une ville qui se vide petit à petit, où la solitude urbaine devient meurtrière. Des otakus repliés sur eux-mêmes ou de simples jeunes filles en fleur qui s’effacent, comme des cendres sur un mur blanc. Le passage entre les mondes ne s’effectue plus entre ville et campagne (ou sur les ponts, là où les fantômes attendent les vivants), mais à l’intérieur même de la cité, au décor rendu expressionniste par ces rubans rouges qui désignent les endroits hantés. Le spectre conserve ses particularités (une façon singulière de se mouvoir, un travail sur le son), mais n’a plus son look archétypal – ce fantôme-là est commun, il peut être n’importe qui, le visage parfois flou, à l’image des peintures de Bacon dont Kiyoshi Kurosawa dit s’être inspiré. Il est perdu, ne cherche pas à se venger, mais vampirise les vivants comme pour une séance d’hypnose. "La mort est un isolement éternel" soupire un spectre, et Kaïro parle de cette solitude, d’un Japon déshumanisé et avalé par ses fantômes, quelques apparitions flottantes, angoissées et suicidaires. Kiyoshi Kurosawa, auteur un an auparavant du brillant Séance, signe probablement ici le chef d’œuvre de ce renouveau.
DARK WATER (Hideo Nakata, 2002)
Alors que Ring et Kaïro se terminaient par deux fuites, en voiture ou en bateau, sans destination précise (des cieux inquiétants d’un côté, un océan infini de l’autre), Dark Water est un film refermé sur lui-même, asphyxiant, sans évasion puisque l’atmosphère tragique semble dès le début condamner son personnage, qui ne sortira qu’assez peu de son immeuble désert. L’horreur est concentrée, ici, dans un appartement, et si l’eau hantée des puits ou des lacs d’hier est absente, celle-ci s’invitera par une pluie incessante sur Tokyo. A l’image de Mizoguchi, Nakata s’intéresse davantage au mélodrame et à son personnage féminin en douleur, qu’à son film de fantômes. Le genre sert de prétexte idéal pour peindre les angoisses d’une femme face à son rôle de mère, et sa noyade, goutte à goutte, dans un monde masculin qui l’étouffe. Et si, auparavant, il n’y avait guère de moyens de s’entendre avec le spectre (vengeur ou malveillant), Dark Water marquera les tristes réconciliations. L’eau, symbole de mort, est aussi symbole de vie à travers la scène de l’ascenseur et de son liquide amniotique. L’envers et l’endroit d’une même chose, une fureur ambiguë qui est aussi un chagrin. Le renoncement désespéré de Yoshimi tranche avec la tradition du yurei eiga: c’est elle qui choisit de rejoindre le monde des morts. Un sentiment ambivalent, entre la noirceur suicidaire et la blancheur de la libération. L’horreur intime de Nakata sonne comme une conclusion, mais le genre a connu ses résurrections. A suivre?