Le Petit Ozon Abrégé
Au fil d’une carrière déjà bien riche, François Ozon a imposé une patte, un ton et un univers. Son dernier film est l’occasion de se plonger dans ses eaux troubles, faites de sentiments passionnés, de peau douce et de lointains souvenirs. Regard non exhaustif sur le petit Ozon abrégé.
FAMILLE, JE VOUS HAIS
Dès Photo de famille, premier court bricolé en 88 par le jeune réalisateur, où toute la Ozon team (papa, maman, soeurette) est de sortie, le noyau familial est mis à rude épreuve, étripé par un fiston en colère. Coup de sang repris notamment dans Victor, sur un même ton drolatique. Puis démonstration par trois avec l’épreuve du feu Sitcom, premier long métrage où la lapidation familiale se fait symbolique (homosexualité en tache rouge sur une nappe blanche, inceste presque décomplexé) avant d’être fantasmée au premier degré (le paternel dézinguant à tout va). L’intrus, un rat, crache son venin, jusqu’à faire disparaître cette famille encombrante pendant quelques films. Dans Les Amants criminels, les ados se perdent dans des contes où les parents n’existent plus. Dans Gouttes d’eau sur pierres brûlantes, la reconstitution artificielle (Giraudeau et Thomson, figures parentales dégénérées) noie ses jeunes pousses sans repère. Dans 8 femmes, papa absent n’est plus dans le coup, et la famille, la vraie, fait son retour dans 5x2, avec le reflet de l’échec qui pointe sous le vernis standard. Ultime baroud d’honneur, Le Temps qui reste tente la réconciliation, de loin. Quelques confidences avec une aïeule isolée, un court échange bouleversé avec le père, ou la photo d’une sœur fâchée, prise dans son dos.
UN COUPLE EPATANT CAVALE APRES LA VIE
Extension naturelle du thème de la famille, le couple est un motif récurrent dans le cinéma de François Ozon. Un questionnement permanent dont 5x2 est l’emblème le plus évident, avec la déconstruction amère d’une histoire d’amour qui prend l’eau, de son crépuscule blafard jusqu’à l’aube des convictions. Le bras de fer a plusieurs visages, des amours adolescentes, incertaines et hystériques du couple Renier-Régnier dans Les Amants criminels, à la maturité tranquille de Sous le sable, harmonie brisée par la disparition du mari qui plonge l’épouse dans un désarroi que seuls quelques fantômes parviennent à dissiper, comme ils peuvent. Car le fantasme reste une bouée de sauvetage, voir cet Américain trop beau pour être vrai, égaré au bord de la rivière de 5x2. Autre point de chute: le triolisme, sparadrap vicieux dans Gouttes d’eau sur pierres brûlantes (Thomson finalement ignorée sur l’oreiller au profit de la jeune Sagnier) et petit arrangement avec la mort dans Le Temps qui reste, là où Poupaud ne baise avec son mec que pour mieux lui dire adieu. 8 femmes annonçait la triste donne: "Il n’y a pas d’amour heureux" et l’héroïne d’Angel l’apprendra à ses dépens.
HOLD ME, THRILL ME, KISS ME, KILL ME
L’érotisme, chez Ozon, a parfois dans la gorge un goût de poison, ciguë qui mêle pulsion amoureuse et mortifère dans un même élan. Dans Les Amants criminels, le regard de Luc se trouble face au corps dénudé de Saïd. Prolongement désespéré, la lame tranchante du garçon s’enfoncera alors dans cette chair enivrante que ses lèvres n’ont pu effleurer. A travers Sous le sable, le fossé entre mort et vivant fait le moteur de l’intrigue, avec la course éperdue d’une héroïne dont l’amour pour son défunt mari n’est pas encore mort. Une ivresse sépulcrale qui parfois trouve une issue tragique, jusqu’au suicide de Gouttes d’eau sur pierre brûlantes. Dans Regarde la mer, la relation ambiguë, plus animale qu’amoureuse, entre les deux jeunes femmes, dans un foyer où le mari est mis de côté, s’achève dans la barbarie absolue. Le Temps qui reste apaise, lui, les pulsions destructrices, le couple se voit offrir un cadeau inespéré, et l’ex est épargné malgré quelques griffures. Le héros, lui, s’en ira mourir dans son coin, poor lonesome cow-boy bien décidé à n’entraîner plus personne dans sa chute.
TROUBLE JEU
François Ozon est joueur. Avec son court Action ou vérité, le petit jeu potache tourne à la farce un rien trash, où les mains dans la culotte réservent leurs surprises sanglantes. On se déguise parfois par dépit (la bombe d’Une robe d’été, contrainte au travestissement), pour s’amuser, dans un 8 femmes de maison de poupées où le cinéaste cherche la stylisation extrême, ou pour faire de son existence une perpétuelle représentation (Angel). Le jeu et sa glamoureuse chandelle. Le ludisme chez Ozon réside également dans la forme, un fil narratif qui s’amuse en prenant quelques détours. Les cinq temps à rebours de 5x2, le leitmotiv de boîte à musique dans Gouttes d’eau sur pierre brûlantes, ou l’exercice de style du court Scènes de lit sont autant d’exemples. Mais le véritable terrain de jeu se nomme Swimming Pool, balade à suspens dans l’univers du cinéaste, récréation frivole où le whodunit de 8 femmes laisse place aux enquêtes d’une Miss Marple, avec une narration légère qui prend le contour de ses fantasmes. Encore une fois, Le Temps qui reste tranche avec les jets de dés, marquant avant tout par sa sobriété, sa blancheur et sa peau nue.
LE MIROIR
Conscientes ou non, les références cinématographiques jalonnent la filmo de François Ozon, d’hommages en détournements. La reprise est parfois explicite, façon Gouttes d’eau sur pierres brûlantes qui relit son Fassbinder en adaptant l’une de ses pièces de jeunesse. 8 femmes est à l’heure du pillage amoureux, prolongement d’un George Cukor sous influence de Douglas Sirk, réincarnation - entre autres - de Rita Hayworth et Lana Turner (Ardant et Deneuve) ou souvenir noir et blanc de Romy. Pour ces deux films, l’essence théâtrale est pleinement assumée. Pour Swimming Pool, c’est l’ombre monumentale de Bergman qui pointe son nez, mais Ozon désamorce l’embarrassante comparaison: son Persona à lui sera plus ludique et modeste. Le cinéma du génie suédois continuera de planer sur 5x2 (mâtiné de Pialat, sur lequel il a écrit une thèse) ou Le Temps qui reste ("J’ai repensé aux Fraises sauvages (…) j’ai vu Saraband quand j'étais en train d'écrire le scénario (…) cela m'a donné confiance. Je me suis dit ‘il ne faut pas avoir peur d'y aller’ car Bergman, il y va. Il est dans l'épure totale, la simplicité, la frontalité. En même temps, il a du style, une maîtrise incroyable. Il n'y a rien de plus dur que la simplicité"). Mais ce réseau est parfois interne: le cinéma de Ozon se nourrit souvent de ses propres figures et références.
UN REFRAIN COURAIT DANS LA RUE
Ozon c’est d’abord une famille: Marina de Van en tête, dont il filme le visage fascinant (Regarde la mer et Sitcom), et avec qui il collabore (les scénarios de Sous le sable et 8 femmes). Puis une troupe d’actrices, celles que l’on retrouve au fil de ses courts, et ses stars qu’il fait éclore (Ludivine Sagnier) ou qu’il chérit de films en films (Charlotte Rampling, Valeria Bruni Tedeschi). Puis un décor entêtant, une plage en refrain comme le mouvement des vagues, du bien nommé Regarde la mer à Une robe d’été, de Sous le sable au Temps qui reste en passant par 5x2, un lieu qui permet "d'être dans l'ordre de l'intemporel, d'arriver vers une forme d'abstraction et d'épure". Où un héros récurrent, un photographe qui, du farceur de Photos de famille au personnage principal de La Petite Mort (avec lequel Le Temps qui reste entretient des rapports évidents), jusqu’au Melvil Poupaud du Temps..., observe puis capture sur image un méfait bouffon ou un sentiment de passage. Quelques chansons, tristes ritournelles italiennes ou délires chorégraphiés. Et enfin un érotisme savamment distillé, car si l’amour est parfois affligé dans les derniers films du réalisateur, on y apprécie nombre de sculptures dénudées (à propos de X 2000: "J'aime bien filmer les corps nus en général, je trouve ça assez agréable") et iconisées, du héros d’Une robe d’été à Stéphane Rideau, Salim Kechiouche ou, encore une fois, Ludivine Sagnier, bombifiée des Gouttes jusqu’à sa piscine.