Histoires de fantômes japonais
1998: une gamine en blouse blanche terrifie le Japon. Son père se nomme Hideo Nakata, la fille est un fantôme et se prénomme Sadako, et l'objet de la terreur n'est rien de plus qu'un film, Ring. Ses répercussions feront office d'électrochoc dans la production locale et dépasseront les limites du pays. Le yurei eiga (film de fantômes) ne date pourtant pas d'hier, mais la remise au goût du jour tiendra du bain de jouvence salvateur...gros plan sur toute une famille de spectres et de monstres nippons.
NAISSANCE DES FANTÔMES
On peut remonter l'âge d'or du yurei eiga aux années 50, le genre se développant encore généreusement dans les 60's. La référence en la matière pour Nakata date de 1959: il s'agit de Tokaido Yotsuya Kaidan (Histoires de fantômes japonais) de Nabuo Nakagawa. L'histoire, située durant la période Edo du Japon (qui s'étend de 1603 à 1867), est celle d'un pauvre paysan qui souhaite devenir samouraï. Soupçonnant son épouse d'entretenir une relation avec son masseur, le paysan les tue, utilisant un poison qui défigure sa femme. Les deux victimes reviennent ensuite hanter l'assassin. Ce mythe a été de nombreuses fois décliné, mais la version de Nakagawa est principalement celle qui a inspiré Nakata pour Ring. A partir de cet exemple, on peut définir l'esthétique classique du fantôme japonais (s'étendant assez largement à la représentation chinoise ou coréenne): souvent une femme, parfois défigurée et livide, portant de longs cheveux noirs comme appâts d'une sensualité ambiguë, vêtue d'une robe blanche (couleur du deuil au Japon), avançant les paumes en dedans et les bras repliés (le dessus des mains représentant le Yin, énergie négative), surgissant des puits ou des forêts dans le but de se venger des êtres responsables de sa mort ou de terroriser des personnes au comportement immoral.
Cette figure est utilisée dans le classique du genre, Kwaidan (1963) de Masaki Kobayashi (en l'occurrence celle de la "femme des neiges" - figure classique nommée "yukionna") tout comme dans Les Contes de la lune vague après la pluie (1953) de Kenji Mizoguchi (où le réalisateur mêle le yurei eiga au jidai-geki, film historique) avec le personnage de Wakasa qui hante une château. Dans L'Empire de la passion (1978) de Nagisa Oshima, le revenant (cette fois un homme) surgit du puits où son corps a été jeté par ses deux assassins (son épouse et l'amant de celle-ci) afin de les hanter jusqu'à ce que ceux-ci avouent leur crime et soient exécutés. Les exemples de ce type sont foison, les yurei eiga se nourrissant également de tout le patrimoine que représente le théâtre Kabuki (et sa forme plus ancienne, le No). De cette tradition scénique, la représentation du fantôme conserve ainsi un aspect théâtral marqué.
BESTIAIRE SPECTRAL ET MONSTRUEUX
Au-delà de cette figure, la mythologie japonaise est surpeuplée de fantômes et autres monstres. Ceux-ci sont désignés par deux termes génériques: "bakemono" ou "obake". Aux côtés du "yurei" (le fantôme vengeur), existent les "yokai" (désignant des créatures surnaturelles) ou les "onis" (pour les ogres ou les démons). Ces désignations recouvrent elles-mêmes une multitude de créatures. Parmi les yokai, on retrouve les tanuki (qui sont les personnages principaux de Pompoko de Isao Takahata), des animaux aux grandes capacités de transformations, les kappa (qui sont des esprits de l'eau à visage de singe, avec un bec, une carapace de tortue, un réservoir d'eau au-dessus du crâne), les rokurokubi (des démons féminins) etc... Il existe une infinité de ces créatures, comme la yumanba (vieille ogresse des montagnes), le bakeneko (qui est un monstre-chat dont on peut voir une évolution dans le car-chat de Mon Voisin Totoro) ou le kodama (l'esprit de la forêt présent dans Princesse Mononoke). Certaines de ces créatures sont liées par leur représentation: ainsi, les kappa, la yumanba ou encore le hitotsume kozo (le moine à un oeil) sont des monstres aussi sanguinaires que tournés en ridicule, l'horreur étant souvent voisine du grotesque. Le bestiaire est sans fin: cette richesse est probablement l'héritage de l'animisme ou du polythéisme shintô qui imprègnent le pays et ses mythes.
MES CHERS VOISINS
Chacun des fantômes japonais est doté de pouvoirs surnaturels. Dans l'une des quatre histoires de Kwaidan, la femme des neiges tue d'un simple souffle, tandis que dans une autre, le fantôme provoque le vieillissement de sa victime par la simple pensée. Héritier de cette tradition, Ring présente un fantôme dont le pouvoir de malédiction s'étend aux ondes télécommunicatives et au développement photographique. On l'a vu, le fantôme de Ring dispose de l'esthétique (le sexe, la chevelure, la robe) et des motivations (la vengeance), le lieu d'appartenance (le puits) du spectre classique. Mais Nakata va plus loin dans l'hommage: puisant dans l'art pictural japonais, dans le théâtre Kabuki et dans les représentations de fantômes dans le cinéma japonais, le réalisateur pousse pratiquement à l'exercice de style en épousant la mise en scène d'un film fantomatique classique. Le yurei eiga a, par essence, toujours présenté l'existence de deux mondes distincts qui parfois coexistent: celui des morts et celui des vivants. Ainsi, alors que la "femme des neiges" de Kwaidan est baignée dans un halo de lumière bleue la différenciant du commun des mortels, le fantôme de Ring est esthétiquement tout aussi autre: lorsque Sadako sort de la télévision, l'éclairage sur elle est beaucoup plus puissant, lors des scènes où Sadako est enfant, toute la salle est illuminée d'une forte lumière blanche, faisant basculer alors Ring d'une approche réaliste, lumière brute, au fantastique.
De même, Sadako a sa propre "texture", à l'image du grain très présent sur les plans de flash-back ou sur la bande de la vidéo maudite. A cette image propre du fantôme s'ajoute un univers sonore qui est une des composantes de l'univers spectral. Que ce soit dans Kwaidan, L'Empire des passions ou Ring, l'apparition du fantôme est toujours annoncé par une bande sonore en rupture: le souffle du vent dans Kwaidan, le grincement dans L'Empire des passions, les échos, les grincements stridents (parfois obtenus en amplifiant le son que produit la pellicule filmique qui frotte sur une bobine de métal) de Ring. Dans ce dernier film, c'est à chaque fois ce grincement qui annonce la présence de Sadako, du visionnage de la vidéo à son attaque chez Ryuji à la fin. La gestuelle même du fantôme le distingue du monde des vivants. Ainsi, dans le film de Nakata, le fantôme a une démarche désaccordée et déséquilibrée (impression obtenue en filmant l'actrice, danseuse professionnelle, qui effectue une marche particulière à reculons), rappelant la stature des fantômes des Contes de la lune vague après la pluie ou de Kwaidan. Nakata et son scénariste ont ici effectué un large travail à partir de l'œuvre originale de Koji Suzuki pour la conformer aux canons du cinéma fantomatique nippon, tout en innovant sur certains aspects: ici, le mystère est résolu (chose qui n'arrive pas dans les autres films cités), renforçant l'idée d'imprégnation (ou d'acceptation) d'un monde dans l'autre plutôt que de l'écrasement d'un univers sous l'autre. De plus, la longue parenthèse du genre dans l'histoire du cinéma japonais permet à Ring de confronter le fantôme à un société neuve, à une certaine modernité: c'est ici que l'hommage devient innovation.
RENAISSANCE DES FANTÔMES: SADAKO SUPERSTAR
Le coup de jeune qu'a connu le cinéma japonais des 90's est assez étroitement lié à la fontaine de jouvence apportée par la création fantastique du pays, comme les prémices d'un retour à la splendeur qui fut celle du cinéma nippon avant la crise des grands studios. Alors que Shinya Tsukamoto a donné des signes de résurrection du genre avec son borderline Tetsuo (1988), Kurosawa l'aborde quelques années plus tard avec une certaine mesure, une hésitation fantastique, dans Cure (1997), qui devance certes Ring mais sans le même succès. Car un an plus tard, c'est un réel séisme qui secoue l'archipel. Après son triomphe en salles, Ring sera à l'origine d'une suite (Ring 2) et d'une préquelle (Ring 0 - Birthday), d'un remake coréen (The Ring Virus - les films japonais étant encore interdits jusqu'en 1998 en Corée), de téléfilms, de séries télévisées, et d'un coup de boost sur les ventes du livre original (poussées aux 3 millions d'exemplaires). Sadako devient une icône, un Mickey de l'horreur : des jeux vidéos, des attractions Sadako ou des "puri kura" (où l'on peut se faire prendre en photo avec Sadako), de t-shirts "Sadako de Noël": la goule mal coiffée est partout.
Au-delà de ce raz-de-marée mercantile, le film de Nakata a réellement servi de déclencheur. Le yurei eiga retrouve une vitalité qu'il n'a plus connu depuis presque un demi-siècle. Avec Kaïro (2001), Kiyoshi Kurosawa effectue une variante sur le genre en prenant le fantôme comme métaphore de la solitude urbaine (avec un film semble être le compromis de Ring et de la fascinante série animée Lain, où le fantôme communique avec le monde des vivants par le net). Tsukamoto se sert des codes du yurei eiga dans Gemini, avec l'apparition d'un frère jumeau fantomatique, vivant dans un monde spectral esthétiquement à l'opposé de celui des "vivants" (Tsukamoto poussant le contraste jusqu'à faire de son fantôme un homme-animal), et enfermant son frère au fond d'un puits afin de subtiliser son identité. Les production ne cessent plus de voir jour: Uzumaki, Frame, The Mass Murders, Black House, The Grudge, le robinet ne semble pas vouloir cesser de déverser son flot de productions horrifiques. Même dans des films qui ne baignent pas totalement dans le genre, le clin d'oeil devient marque imposée: ainsi, la vengeresse de Audition, à la longue chevelure noire, à la robe blanche immaculée, attendant la tête baissée d'éventuels coups de fil ne serait-elle pas une sœur de Sadako? Depuis, le genre a été repêché à Hollywood qui s'en est donné à cœur joie rayon remakes. Au Japon, la vague s'est calmée mais le fantôme pourrait bien resurgir d'ici quelques années...