Cloverfield et la génération YouTube
Au-delà de l’aspect extrêmement bien ficelé du film de monstre, Cloverfield s’avère être un extraordinaire représentant de notre époque, harcelée par des images qu’elle ne comprend pas toujours.
L’ANCETRE
En 1999 sortait Le Projet Blair Witch, sorte de prototype prophétique et bancal de l’univers à technologie hypertrophiée qui nous entoure. Tout d’abord dans son procédé, identique à celui de Cloverfield, où les acteurs font office d’opérateurs et cadrent eux-mêmes les événements. Mais ce film fut aussi l’un des premiers à se servir d’internet comme d'un outil de promotion. Les auteurs ayant compris avant tout le monde ce média encore relativement déserté par le grand public à l’époque. Ils utilisèrent la toile comme personne ne l’avait fait auparavant, utilisant le web pour ce qu’il avait à offrir : un lieu où l’on pouvait entraîner les internautes curieux sur un jeu de pistes, en parsemant les indices d’un mystère qui serait révélé en salle. Cette méthode de marketing originale a depuis été reprise par de nombreux films, dont le A.I. de Steven Spielberg, glissant dans sa bande annonce des noms fictifs afin de récompenser le geek attentif. Il était désormais prouvé qu’un buzz pouvait être créé et amplifié sur le net et frayer un chemin depuis l’écran d’ordinateur jusque dans les salles obscures. Dans le cas du Projet Blair Witch, d’un budget de 22.000 dollars, les auteurs en ont fait un immense carton de 140 millions de dollars au box-office américain, faisant de ce film le plus profitable jamais produit. D’autres films bénéficieront d’un buzz avantageux en provenance du net. Le dernier en date : 300 de Zack Snyder, dont la bande-annonce incroyablement bien ficelée fit le tour du net en quelques heures et séduisit une nouvelle génération de geeks. Inconsciemment, il venait de sceller le pacte presque incestueux entre les solutions peu onéreuses de vidéo amateur et la puissance d’internet. Les liens étaient encore éloignés mais n’allaient pas tarder à se resserrer.
L’ŒIL ORDINAIRE
Flash forward : février 2005, trois anciens employés de Paypal lancent le site de vidéo communautaire YouTube. Le succès est immédiat et outre les clips, les bandes-annonces et autres courts métrages, le site est immédiatement envahi par des home movies, ces petites séquences filmées par une caméra agitée – quand il ne s’agit pas carrément de la fonction vidéo du téléphone portable – avec une lumière moche et un cadre approximatif. Le site internet permet aux internautes de s’adonner à leur propre narcissisme comme une espèce de pulsion dormante que l’accès à une technologie donnée aurait rendue démesurée. Il faut reconnaître que le timing est parfait : parallèlement à un internet qui définit son identité dans la parole qui est offerte à quiconque possède un ordinateur, les moyens de capture d’image se démocratisent à une vitesse folle. Les caméras et appareils photos deviennent plus petits, plus performants, moins chers, plus faciles d’emploi. La démocratisation absolue de l’égocentrisme. Au poids des mots, s’ajoute donc le choc des photos et la claque des vidéos. On ne s’étonnera pas d’y trouver des vidéos dont le sujet relève de l’intérêt zéro, des vidéos volées, des témoignages dont les auteurs auraient préféré qu’ils restent confidentiels. La sphère de l’intime est volée et éventrée en place publique, à la vue de tous, partagée, parce qu’aujourd’hui l’existence n’est justifiable que par le reflet qui est donné par notre image et nos actions en ligne.
CHAMP DE TREFLES
C’est dans ce contexte hypermédia que débarque Cloverfield, parfaitement dans le bain de son époque. Ce ne sont pas les qualités intrinsèques du film qui nous intéressent ici, le film remplissant son contrat sans faire de vagues, mais plus la façon dont il a été pensé. Ainsi qu’il a été dit plus haut, notre époque peut se résumer à un robinet incessant d’images, un réservoir sans fond, un flot continu qui nous entoure et nous lie. En clair, le film de Matt Reeves se veut être un témoignage de personnes ordinaires ayant vécu un événement extraordinaire de l’intérieur, sans nécessairement comprendre ce qui leur arrive. Le film ne prétend pas avoir de recul, un peu comme si nos héros s’étaient retrouvés au pied d’un immense édifice et dont ils ne pourraient pas connaître les mensurations exactes. On touche alors le cœur de la problématique Cloverfield tant ce film est un miroir de notre époque. On parle souvent de ces « journalistes citoyens », ces hommes et ces femmes lambdas qui ont la possibilité de capturer les premières images d’événements tout simplement parce qu’ils sont là avant les « vrais » journalistes, parce qu’ils sont sur place, parce que ce sont les premiers témoins et que la lentille de leur caméra est presque devenue un prolongement de leur nerf optique. Cette prolifération des moyens de capture (caméras, téléphones ou appareils photos) permettent de rapporter des images inédites, plus proches de l’action en milieu urbain que n’importe lequel des reporters d’image. Lesquels sont souvent presque réduits à devoir filmer les événements qui suivent car ils arrivent sur place bien souvent après et leur caméra ne peut quasiment filmer que le monde à posteriori.
On se souviendra par exemple de ces images des attentats dans le métro de Londres en 2005 ou bien de la multiplication des documents amateurs montrant les événements du 11 septembre 2001. Lorsque l’histoire s’emballe, il y aura désormais toujours quelqu'un pour la filmer et la déposer en ligne. Encore aujourd’hui on peut découvrir ici et là sur le net un point de vue inédit sur le crash des avions dans les tours du World Trade Center. Seulement la limite de ces images se fait rapidement sentir. Ce qui fait défaut au citoyen X, c’est justement cette formation de journaliste. Cette capacité d’analyse et de recul, cette façon de filmer l’actualité, d’y apporter un regard critique là où les vidéos anonymes sont livrées brutes et nécessitent toute l’expérience d’un journaliste pour les comprendre, les analyser et les digérer, en les opposant à d’autres documents, en tentant de les insérer à chaud dans un contexte particulier. Et là aussi, Cloverfield a parfaitement compris la limite de ces images amateurs au travers d’une scène où l’on voit l’opérateur de la caméra filmer une télévision diffusant des images du monstre, filmées depuis un hélicoptère. Comme si cette scène montrait que, saisi par la confusion d’être dans l’œil du cyclone, l’œil du protagoniste avait besoin de se raccrocher aux médias traditionnels pour trouver du sens à ce qu’il est en train de vivre. Mieux encore, il préfère filmer la télévision plutôt que de sortir dehors pour voir la même chose sous un autre angle à peine à cinq cent mètres de lui. Comme si pour comprendre son univers en décomposition, il avait besoin d’avoir l’avis de CNN. Lorsque la guerre n’est vécue qu’à distance et par la bouche des présentateurs télé.
IMAGES SANS CONSCIENCE
Utilisant plusieurs codes esthétiques de ce journalisme amateur, Cloverfield s’offre une certaine crédibilité en passant sur quelques scories qu’un saut de foi permettra d’oublier. L’image est certes un peu trop nette, la caméra un peu trop solide, un peu trop maniable. La batterie est un poil trop endurante et toutes les fonctions utiles sont présentes, mais on retrouve les inévitables « plans sur les pieds », les auto-confessions de l’opérateur ou bien une narration en quatre dimensions lorsque le passé s’invite entre deux séquences au temps présent puisque la cassette utilisée pour filmer les événements de Cloverfield a déjà été utilisée pour filmer d’autres événements – en apparence – anodins. Tout un tas de gimmicks que l’on retrouve dans ces vidéos YouTube, compilés ici comme un film-somme d’une époque qui en dit long sur notre obsession à tout filmer et à tout photographier. Cloverfield n’est d’ailleurs pas nécessairement une réflexion sur un monde post-11 septembre, auquel il fait allusion plusieurs fois, mais plutôt à notre faculté d’interpréter des symboles recyclés et réutilisés parfois jusqu’à la nausée. C’est un film qui célèbre et montre la limite de l’incursion du tout-image dans la notion d’actualité. Là où jadis nous avions un domaine réservé et exclusif à une certaine élite argentée, il va sans dire que la plus forte expression de la démocratisation se trouve être dans ces petites caméras portables et dissimulables. Sors dans la rue citoyen, la prochaine révolution se passera d’abord sur YouTube.