Blair Witch / REC / Cloverfield : caméra au poing
Novembre 1974 : lors de sa première au Chinese Theater, le film catastrophe Tremblement de terre est diffusé en «Sensurround», où des basses font vibrer la salle tandis que Los Angeles s’écroule à l’écran. Quelques années plus tôt, au rayon de l’horreur, William Castle accompagne la sortie de ses films par des gimmicks censés plonger un peu plus le spectateur dans l’effroi. Quelques années plus tard, trois inconnus partent à la recherche de la sorcière de Blair. Plus d’effets farces et attrapes : c’est désormais la caméra à la première personne qui convoque le spectateur dans l’action et fait office d’effet spécial à elle seule. Retour sur une nouvelle tendance qui, de REC à Cloverfield, a fait des petits, caméra au poing.
TROP PEUR D’OUVRIR LES YEUX, TROP PEUR DE LES FERMER
En quelques mois, à la fin du siècle dernier, les narines de Heather Donahue sont devenues les plus célèbres de la planète. La raison : un film produit en tout pour 60.000$, et qui en rapportera 250 millions dans le monde. Le Projet Blair Witch a pour particularité de trancher avec la vague horrifique alors en vogue, celle du slasher léché et plus ou moins malin, tendance réveillée depuis le triomphe de Scream. En matière de malice et de ficelles, les débutants Daniel Myrick et Eduardo Sanchez, les réals de Blair Witch, ont plus d’un tour dans leur sac. Leur film sera le reportage laissé derrière eux par de jeunes étudiants disparus, partis à la recherche d’une mystérieuse sorcière. Le site internet officiel joue habilement sur la confusion. Les jeunes acteurs sont signalés comme « disparus, présumés morts » sur IMDb, les affiches (également sous-titrées « disparus ») sont collées à Cannes. Les producteurs indiquent que le film est « vrai ». Pour le long métrage en lui-même, Myrick et Sanchez filment (ou plutôt, leurs acteurs) sur deux supports différents (16mm et vidéo), commencent par interviewer les habitants de Burkittsville (le village de la sorcière) avant de lâcher les trois larrons dans la forêt noire. Blair Witch pousse plus loin le bouchon d’un Cannibal Holocaust (qui jouait déjà la carte du reportage live dans l’horreur) avec une immersion totale. Le récit marche à coups d’ellipses, entre plans séquences et arrêts de la caméra, les réalisateurs souhaitent conserver les erreurs techniques (d’ailleurs, pour le fameux plan des « narines », l’actrice pensait avoir cadré son visage entier), les comédiens improvisent et la direction des réalisateurs se limite à un vrai jeu de pistes dont le trio d’acteurs ne connaît pas les secrets… Le Projet Blair Witch, de par son dispositif très joueur, joue sur l’hésitation fantastique, créant de toutes pièces la mythologie d’une chimère, sans jamais rien montrer mais laissant tout imaginer. Le triomphe est immense, mais la formule, aussi inédite que périlleuse, n’est pas reprise, pas même pour la suite qui est racontée de façon beaucoup plus traditionnelle. Et qui, elle, a bidé.
Il faudra attendre presque dix ans pour que quelqu’un reprenne la recette Blair Witch et l’emmène ailleurs. Cet ailleurs, c’est REC, et ce quelqu’un a deux noms : Jaume Balaguero et Paco Plaza. Mais là où le premier jouait sur le minimalisme, le reportage sur un monde invisible, REC, également tourné comme un reportage télévisé, marche comme un énorme tour de manège et filme ses phénomènes plein cadre, de plus en plus, jusqu’au crescendo final. Les ingrédients sont tout de même identiques : caméra subjective, pas d’effets sonores, jeu d’énigmes (les petits tas de cailloux dans Blair Witch, l’immeuble isolé sans raison dans REC), pour une identification maximale, une montée d’adrénaline dans un genre qui exige que l’on ressente la même peur que le personnage principal. Balaguero et Plaza disent s’être nourris des jeux vidéos, projection à l’écran des trouilles noirissimes d’un Silent Hill, et se sont également servi de la télé réalité dont ils pervertissent ici les rouages. Les deux réalisateurs savent de quoi ils parlent puisqu’ils ont travaillé sur un documentaire à propos d’Operacion Triunfo, la Starac/Nouvelle Star espagnole. Cerise sur le gâteau, le dernier acte du film permet de lancer un pont entre l’hyper-réalisme et le pur merveilleux, le dispositif épuré servant le genre au mieux, imbrication du mythe fantastique dans l’ultra réel lors d’un ultime basculement. Balaguero et Plaza réussissent leur pari de filmer l’horreur autrement mais, hasard des calendriers, cette recette est utilisée quasi simultanément de l’autre côté de l’Atlantique. Dans un autre genre cette fois.
Producteur de séries à succès (Alias ou Lost), J.J. Abrams lance la production d’un long métrage mêlant film de monstre et film catastrophe. Un teaser est diffusé avant les projections américaines de Transformers, sans titre à la fin des images de destruction massive de New York. Roi du buzz et du cliffhanger, Abrams connaît les bonnes recettes, et la promo de Cloverfield va en bénéficier. Le principe de Cloverfield est voisin de celui de Blair Witch et REC, même s’il ne s’agit pas cette fois d’un reportage, plutôt le témoignage d’un geek accroché à sa caméra légère, renversant à l’occasion les codes du film catastrophe. Plus encore que le film d'horreur, les mécanismes du genre marchent beaucoup sur le côté purement pervers et sadique du spectacle, voir les gus se prendre leur plafond sur la gueule dans Tremblement de terre, les nanas brûler vives avec emphase et tomber dans le vide infini dans La Tour infernale, etc. Sauf qu'ici, le principe d'immersion fait de Cloverfield une expérience différente et inconnue : là où l’on assiste traditionnellement à l'explosion de la ville comme un jouet, Cloverfield plante littéralement le spectateur dans le parc à joujoux. En résultent des séquences dantesques de chaos inouï, comme celle de la tête de la Statue de la Liberté roulant dans la rue, celle du pont qui s’écroule, ou celle où les héros sont pris dans le feu des soldats. Cloverfield n’est pas un film sur le 11/09, mais il se sert de cette angoisse urbaine, réminiscence de tours qui s’écroulent et de fumée grise, digérant ainsi la psychose impliquée par les images qui ont tourné et tournent encore à la télévision, comme si un témoin venait diffuser ses propres images sur Youtube. Le Projet Blair Witch, REC et Cloverfield, ou trois façons de réinvestir le genre par la forme, du simple grand huit à la révolution esthétique.