7 visages de Joan Crawford

7 visages de Joan Crawford

« Les grands films sont des biographies de leurs acteurs ». Il n’y a pas de mots plus justes que ceux d’Isabelle Huppert pour parler de la carrière de Joan Crawford, légende parmi les légendes d’Hollywood. Ingénue ambitieuse dans Grand Hotel, renégat parmi les autres women de Femmes, mère aimante dans Le Roman de Mildred Pierce, femme seule noyée dans ses addictions dans Humoresque, cowboy à Hollywood dans Johnny Guitar, revenant dans Qu’est-il arrivé à Baby Jane et ovni dans La Meurtrière diabolique, les films de Joan Crawford racontent leur histoire comme son histoire. Retour en sept dates dans l’œuvre d’une géante.

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GRAND HOTEL
Edmund Goulding – 1932

Produit par Irving Thalberg, méga-boss de la MGM, à partir d’une pièce de Broadway elle-même adaptée d’un ouvrage de Vicki Baum, le film se déroule dans un hôtel prestigieux de Berlin, et fait se côtoyer une nuée de personnages aux destins contrastés qui naviguent entre défilés de mode et villégiatures en plaqué or. Dans ce soap opera Art Déco qui ne prétend pas moins que rassembler le meilleur casting de Hollywood, Joan-les-dents-longues trouve, après le succès des Possédées l’année précédente, un rôle de secrétaire finaude à sa mesure aux côtés des stars déjà établies du studio. Mais malgré l’adoubement de Thalberg à la jeune vedette, le tournage est amer, car celle-ci ne peut tourner aucune scène face à Garbo, qui semble jouer un cygne défoncé de Tchaïkovsky à chaque plan, afin d’éviter que l’une ou l’autre ne prenne le dessus. Les jeux des deux actrices sont si différenciés – même s’ils participent tous deux de la course à l’excellence - qu’on ne peut pourtant que les mettre en miroir. Au final, Joan remporte le duel d’une large coudée et par ricochet devient LA nouvelle star à s’arracher. La débutante est morte, vive la reine.

Grégory Bringand-Dédrumel

FEMMES
George Cukor – 1939

Avec Femmes, Cukor prend son titre au pied de la lettre en n'attribuant ses 130 rôles à l'écran qu'à des femmes (jusqu’aux œuvres d’art et animaux dans le champ). Introduit par un survol piailleur d'un institut de beauté, Femmes n’a pas pour but de percer le mystère féminin, mais s'attache surtout à des intrigues amoureuses et rivalités de tigresses dans une comédie champagne deluxe. A ce petit jeu, Cukor est un maître de précision - tempo, cadre, dialogue - et le reste du travail incombe à ses comédiennes. Et Joan Crawford de dominer tout le monde de la tête et des épaules en bitch lamée au jeu toujours aussi moderne et en avance de quelques décennies sur ses copines, dont Norma Shearer, qui se fait rapidement dévorer malgré son rôle central dans le film. Déjà dans la pièce originale, et malgré son emploi de bad girl, Crystal (Joan Crawford) avait toute la sympathie de son auteur, Clare Boothe. Et le long métrage de Cukor marche très bien comme ça, faisant de Crawford une voleuse de scènes qui éclipse une à une ses prestigieuses partenaires. Femmes a marqué le cinéma de son empreinte, comme on a pu notamment le voir dans le 8 femmes d'Ozon qui reprend son générique imagé et troque la séquence étincelante du défilé de mode (en couleurs) contre ses multiples chansons.

Nicolas Bardot

LE ROMAN DE MILDRED PIERCE
Michael Curtiz – 1945

L’époux de Mildred Pierce est retrouvé assassiné dans la maison du couple. Pierce, suspecte toute faite, s’en va raconter son histoire tumultueuse… Après avoir enchaîné quelques bides à la MGM, Joan Crawford réalise un come-back retentissant avec Mildred Pierce: succès critique, public et Oscar à la clef devant Ingrid Bergman ou Gene Tierney. Le long métrage signé Michael Curtiz, dont la mise en scène est admirable, mêle film noir et mélo autour de la figure forte incarnée par Crawford, dont le jeu moderne et habité sert au mieux son personnage de self made woman et mère courage, rôle assez ironique quand on sait les relations chaotiques que Maman très chère a entretenu avec sa progéniture. La grande Histoire se souviendra de son interprétation pleine de souffle, quand la plus petite retiendra cette nuit des Oscars où Crawford, alitée, reçoit la récompense chez elle, parfaitement pomponnée alors qu’elle prétextait une pneumonie. Une anecdote parmi d’autres à avoir participé à sa légende, tandis que le film, cité récemment par Almodovar dans Volver et bientôt remaké pour la télé par Todd Haynes avec Kate Winslet ans le rôle-titre, a gagné son rang de classique.

Nicolas Bardot

HUMORESQUE
Jean Negulesco – 1946

"Un philosophe français a fait la liste des trois cent façons de se suicider, il en a oublié une: s'éprendre d'un artiste". Humoresque raconte l’histoire d'un jeune violoniste (John Garfield) pris sous l'aile d'une mondaine alcoolique, dépressive et plus vieille que lui (Crawford), et suit leur relation amoureuse, forcément contrariée. Jean Negulesco offre avec ce mélo sophistiqué un écrin glamour à une Crawford au faîte de sa gloire, fraîchement oscarisée. Le film, sorti pour Noël 1946, est l'un des fleurons de l’époque Warner de l’actrice, qui passe deux heures à fumer comme une caserne et à boire des hectolitres de rogomme. En héritage heureux du muet, Joan Crawford n’a besoin d’aucune parole pour imposer une présence insensée, un charisme furieux explosant à chaque plan comme ce verre lancé contre une vitre qui a l’outrecuidance de lui renvoyer ce reflet qu’elle ne supporte plus. Interprétation vicieuse et masochiste d’un personnage dont la solitude et les addictions lui ressemblent, et que Negulesco transcende lors d’un finale musical où l’errance saoule devient bouleversante, où la dernière note et le dernier souffle ne font plus qu’un. D’eau et d’alcool, la passion blessée de Humoresque reste considérée, à juste titre, comme l'un des sommets de la carrière de la comédienne.

Nicolas Bardot

JOHNNY GUITAR
Nicholas Ray - 1954

« Joan Crawford’s Greatest Triumph ! » La tagline d’époque ne ment pas car contrairement à ce qu'indique le titre, il n'est pas vraiment question, dans le film, de Johnny Guitar mais plutôt de Vienna, icône progressiste de l'Ouest confrontée au puritanisme et au McCarthysme d'Emma, interprétée par Meredith McCambridge. Les deux actrices ne pouvaient pas se blairer hors caméra et cette haine transpire bien comme il faut à l'écran, plus naturellement chez McCambridge dont le personnage de furie pyromane lui permet de se mesurer à une Joan de concours, plus sensible qu'à l'accoutumée malgré son look de cow-boy ultra chatoyant. Parce que chatoyant, Johnny Guitar l'est, Nicholas Ray se gavant visuellement, trucolor au poing, pour un résultat baroque qui mise beaucoup sur l’utilisation des couleurs (l'usage du vert, la robe blanche de Vienna au piano, ses chemises de Lucky Luke passé au Mir Express...). Ray, dans son surwestern, use des codes prétexte (les confrontations de saloon, le hold up...) pour un résultat plus décalé, axé sur la romance contrariée de Vienna et Guitar ainsi que sur sa confrontation féminine, et le renversement sexuel qu'elle implique. On dit le film peu au goût de Crawford, il s’agit pourtant d’un de ses plus forts, avec à la clef l’un de ses meilleurs rôles.

Nicolas Bardot

QU’EST-IL ARRIVE A BABY JANE ?
Robert Aldrich – 1962

Attention: le combat des Dieux. Certes ridés, fatigués, braillards, mais deux authentiques figures de la mythologie hollywoodienne qui s’écharpent copieusement dans un film plus culte tu meurs. Sur le ring, Bette Davis est Baby Jane, ex-enfant star ravagée de la cervelle et perpétuellement déguisée en toast de Kiri périmé à bouclettes, qui martyrise sa sœur Blanche (Joan Crawford), gloire de l’écran poussiéreuse qui se fait des escarres dans son fauteuil roulant après un accident de voiture tragique. Les casseroles volent, les cordes vocales se déchirent, ça se culbute et se fesse pendant deux heures. L’Histoire peut bien considérer ce chef d'œuvre comme une parabole sur la tristesse des fins de carrière ou une ode splendide à la folie, reste que la pellicule ne fait que restituer la haine viscérale que les deux actrices se vouent depuis les années 30 sur le créneau de la harpie ambitieuse. On s’étonnera donc moins que Bette Davis donne de vraies baffes à sa pote Joan pour lui faire comprendre la vie, et qu’en retour celle-ci leste ses poches de poids pour peser plus quand on doit la porter dans le fauteuil roulant. Crawford tente d’immiscer dans le film une pub discrète pour Pepsi dont elle est membre du conseil d’administration? Davis fait installer un distributeur de Coca sur le plateau. Peu importe: le soufre qui inonde l’écran est ici gage de plaisir jouissif. Amen.

Grégory Bringand-Dédrumel

LA MEURTRIERE DIABOLIQUE
William Castle – 1964

Le triomphe inattendu de Baby Jane a fait naître un genre : le « Grande Dame Guignol », savant mélange de grand guignol, de grotesque, de vengeance, de mélodrame et d’excentricités camp. Plutôt que de remettre le couvert avec Davis dans la fausse suite Chut chut chère Charlotte, sortie la même année, Crawford roule pour William Castle qui lui fait jouer une mère, internée pendant vingt ans pour avoir assassiné son mari surpris avec sa maîtresse, et qui, libérée, retrouve sa fille. Dès son hurlement crawfordesque inaugural, La Meurtrière diabolique impose son ton dingo, carnaval grand guignol joyeux influencé par le Southern Gothic, mouvement littéraire peuplé de freaks du sud, où la morale est ambiguë et où la violence régit les liens sociaux. Psychologie cash à la hache, moments surréalistes où Joan se fait relooker chez le perruquier ou drague, ivre, son beau fils, avant de craquer une allumette sur le 33T, La Meurtrière diabolique s’apprécie autant au second qu’au premier degré, série B ultra excitante et folle à la mise en scène brillante. Comme souvent chez Crawford, le film existe pour et par elle. Du prélude au visage morcelé en autant d’éclats de verre à l’épilogue explicatif, de son apparition à la sortie du train à l’affrontement final (idée encore plus gonflée que l’affrontement Crawford/Davis, vous en avez rêvé, ils l’ont fait), l’actrice draine avec elle non seulement son personnage du film mais ses personnages, sa légende et son mythe, dans le tintement acharné de ses bijoux fantaisie.

Nicolas Bardot

par Nicolas Bardot

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