Sweeney Todd
Sweeney Todd: The Demon Barber of Fleet Street
États-Unis, 2007
De Tim Burton
Scénario : John Logan
Avec : Sacha Baron Cohen, Helena Bonham-Carter, Jamie Campbell Bower, Johnny Depp, Alan Rickman, Timothy Spall
Photo : Dariusz Wolski
Musique : Stephen Sondheim
Durée : 1h54
Sortie : 23/01/2008
Autrefois Benjamin Barker, le barbier Sweeney Todd revient à Londres après 15 ans d'exil forcé pour se venger du juge qui lui a volé sa famille, sa vie. Sa logeuse, Mrs. Lovett, va l'aider dans sa sombre tâche.
LA VENGEANCE AUX DEUX VISAGES
«Je n’ai jamais eu de rêves… seulement des cauchemars». Une réplique de Sweeney Todd qui pourrait décrire à elle seule la filmographie souvent ténébreuse de Tim Burton, mais ici et plus qu’ailleurs, ces quelques mots sont pris au pied de la lettre. Pour Burton, même Sleepy Hollow, son film le plus violent et cruel à ce jour, de décapitations en massacre de bambin, n’était qu’un «cauchemar d’enfant». Sweeney Todd est son mauvais rêve d’adulte, plongé dans le Londres victorien de Jack l’éventreur dont on a essoré toutes les couleurs sauf celle de la pluie rouge sang qui tombe sur les toits hantés. Ride du lion indélébile, Sweeney n’a pas la fragilité des autres interprétations de Depp chez son mentor, celle, lunaire, d’Edward aux mains d’argent, ou celle, couarde, d’Ichabod Crane. Lui, possédé, ne conçoit de salut que dans la vendetta, damné dont les fantômes se reflètent dans l’éclat de ses lames de rasoir. Benjamin Barker revient de l’enfer, et son travestissement en Sweeney Todd, comme hier ceux de Bruce Wayne ou d’Ed Wood, devient sa raison d’être. Lui qui, bras tendu, voit ses rasoirs comme un prolongement de ses doigts, tranchants accessoires privés de la dimension érotique qu’ils arboraient le temps d’une coupe dans Edward aux mains d’argent, et qui ne sont ici que les instruments de la vengeance ivre et aveugle que Burton raconte avec un sens de la tragédie qu’on ne lui connaissait pas jusqu’alors.
Du Pingouin de Batman, le défi à Ichabod de Sleepy Hollow en passant par Willy Wonka de Charlie et la chocolaterie, les antihéros de Burton sont tous meurtris par une blessure d’enfance. La déchirure de Sweeney est celle d’un adulte dans un monde sourd à ses tourments, comme le montre l’une des séquences musicales où le barbier se heurte à l’indifférence des badauds, mais son monde intérieur ne bout plus que pour en finir, carotide à vif. Malgré les chansons, l’univers de Sweeney Todd referme la parenthèse des sucreries Big Fish ou Charlie…; à Fleet Street, les gamins sont envoyés à la pendaison ou sont abrutis par le gin, caveau poisseux du cannibalisme où les jeunes filles sont enfermées à l’asile avant que, tondues, leur chevelure ne serve à d’autres. L’horreur n’est plus parée du drap pudique du conte ou de la farce et l’on tranche les gorges comme dans le plus sanguinolent des giallos. On sait l’œuvre de Burton nourrie par sa propre cinéphilie, de l’hybride entre Hammer et Bava de Sleepy Hollow à la SF atomique de Mars Attacks!, en passant évidemment par le Z d’Ed Wood: c’est du côté du muet que zieute Sweeney, par la photo de Dariusz Wolski (The Crow, Dark City), des ténèbres au sépia, par le maquillage blafard et charbonneux, et par cette astuce de faire chanter quasi continuellement les comédiens pour les priver de dialogue. C’est en toute logique que le look de Sweeney rappelle celui d’Edward qui était déjà, en quelque sorte, la transposition merveilleuse d’un personnage de muet.
Reconnaissable entre mille, la patte de Tim Burton, depuis toujours dévouée corps et âme à ses créatures, vise à mettre en valeur ses héros, ici en gros plans claustrophobes, puis les installer dans le décor du fantastique transcendé, et ça n’est pas un hasard si Burton s’offre ici les services du décorateur de Fellini, Dante Ferretti, qui lui-même voit le kid de Burbank comme un héritier du maître italien. Bien plus qu’un ornement, le decorum chez Burton incarne la déraison du récit, en prend le pouls, ici ce drap noir qui, à la façon des souvenirs de Sleepy Hollow, n’est déchiré de couleurs éclatantes que par deux fois, un rayonnement du passé (perdu, celui du bonheur brisé) et du futur (inatteignable, celui des espoirs à perte). Sweeney Todd est le film le plus désespéré et pervers de son auteur, viol de la colombe, simulacre incestueux, ou abandon de la jeune première qui, dans Edward aux mains d’argent ou Sleepy Hollow, avait droit de cité. La place est à l’amoureuse tragique (Helena Bonham Carter), dont les folles espérances pourraient bien finir en cendres. La relation à peine entretenue par Sweeney et le jeune Toby rappelle celle d’Ichabod Crane et de son assistant, mais son issue sera bien différente. A sa poursuite ou face à sa fille, Sweeney dérive vers le croquemitaine, vengeur devenu démon au cœur de cette éternelle nuit du chasseur où l’on s’abîme dans la soif de sang, douleur furieuse qui explose dans un final dantesque, d’une stupéfiante force dramatique, parachevé d’un dernier plan à genoux qui, par sa puissance graphique et son souffle lyrique, constitue certainement le plus beau de toute la filmographie de son réalisateur.