Promeneur du Champ de Mars (Le)

Promeneur du Champ de Mars (Le)
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Alors qu’il ne reste que quelques mois avant que le Président, souffrant d’un cancer de la prostate, ne rende les clés du pouvoir, il décide d’autoriser Antoine, un jeune journaliste, à devenir le dépositaire de ses mémoires…

CET HOMME EST UN MYSTERE…

L’entrée se fait à pas feutrés. Sobre écran noir, silence solennel, souffle court. Guédiguian semble nous prévenir: on entrerait sur le territoire du sacré, sinon de l’intouchable. Et, de fait, l’ouverture est grandiose. Sis en maître en son hélicoptère présidentiel, François Mitterrand, auguste, contemple, presque suffisant, sa France défiler sous lui. En quasi-Roi, l’homme noie son entourage sous les citations, teste son auditoire (un "Bravo!" altier à qui reconnaîtra la Cathédrale de Chartres), et surtout s’écoute parler. Lorsque le monstre sacré descend du monstre de fer, son médecin personnel conclut: "Cet homme est un mystère…". Fin de la première séquence et, déjà, nous voilà déboussolés. Où va Guédiguian? Pas de réponse immédiate à cette question et, sans doute, beaucoup de frustration en vue. Les réguliers du cinéaste aux rouges grillons seront sans doute les premiers touchés: l’Estaque a cédé sa place à Paris, la mer ensoleillée aux paysages gris, la bonhomie à une certaine raideur. Même les hommes qui peuplent l’écran ont changé; la bande à Robert s’est éclipsée. Les autres, ceux qui étaient prévenus de la petite révolution, viennent sans trop savoir, armés de leurs certitudes: ainsi était Mitterrand, ainsi devra-t-il m’être montré et, s’il m’apparaît autrement, alors serai-je déçu. Et là, où est Guédiguian?

UNE DOCTRINE DE CINEMA

Faisons le tri. Film de prestige, éloigné des fables sociales qui ont fait la griffe du cinéaste, ce premier biopic, de commande, est sans doute son projet historiquement le plus ambitieux depuis la trop copieuse fresque Rouge Midi. Il faut également resituer le film par rapport aux splendides fulgurances récapitulatives de ce monument limpide d’humanité qu’est Mon père est ingénieur. Bilan filmique d’une singulière humilité, cette gracieuse parabole faisait le point sur vingt-cinq ans d’une "doctrine de cinéma", telle que nous la nommions l’an passé, et semblait annoncer un imprévisible renouveau. Le Promeneur du Champ de Mars serait donc le film d’un Guédiguian neuf, auteur populaire brossant le portrait d’une figure populaire, elle-même incarnée par une autre icône populaire. Le trait pourrait être chargé, alourdi, empesé - tout ayant été dit sur Mitterrand, le redire est charge pesante. Guédiguian prend le parti d’en faire à sa tête et s’amuse, c’est la bonne surprise du film, à brouiller les attentes, satisfaisant tantôt aux aspirations de l’inconscient collectif, tantôt explorant ses sentiers particuliers. Le résultat n’en est que plus dense, plus fascinant, plus étrange, plus hypnotique aussi. Et certainement plus discutable, plus casse-gueule.

MITTERRAND, C’EST LE BOUQUET

Première idée, de loin la meilleure: utiliser l’aura colossale d’un Michel Bouquet écrasant de charisme, pour figurer le dernier des hommes politiques à avoir attisé le rêve, le fantasme. Condition sine qua non à l’existence même du film, Bouquet, tour à tour, focalise l’attention, envoûte, trouble, cabotine, donne dans l’excès, agace, amuse… Un mot de Guédiguian, extrait du dossier de presse, résume parfaitement la monstruosité perverse du talent de l’acteur: "Si le film est une fiction sur François Mitterrand, c’est aussi un document sur l’art de Michel Bouquet". Dès lors, qu’importe si les silhouettes des deux grands hommes ne se recoupent pas parfaitement, si le nom de Mitterrand n’est jamais prononcé, si les secrets d’alcôve (et de Polichinelle – qui aujourd’hui attend encore des révélations?) d’aventures extraconjugales, de bulletins de santé bidouillés ou de plus délicats soupçons de collaboration plus ou moins passive, ne sont pas ce sur quoi l’on s’attarde. A cela, Guédiguian nous donne deux explications contradictoires, soit la chose ne nous regarde pas, relevant du domaine privé (ne s’agit-il pas, pourtant, de nous raconter la lutte de l’homme public contre sa maladie?), soit il est trop tard pour la juger (alors le récit passerait-il par Vichy pour nous prouver cette caducité?). Toutes ces interrogations sont aussi les chausse-trappes qu’un scénario complexe et nourri d’étrangetés (apparition diaphane de la femme que l’on n’espérait plus, escapade au petit matin jusque sur le pavé froid d’une église, etc.) évite avec une pudeur funambule.

LES DECEPTIONS NE TUENT PAS ET LES ESPERANCES FONT VIVRE

Ce qui compte, ce qui marque avant tout, se niche dans le détail. Ce sont les mimiques de Bouquet, agitant rageusement les poings sur un inimitable: "J’ai faim!", c’est un repas d’anniversaire derrière des paravents, tournant au jeu de massacre verbal, c’est un ralenti impromptu sur le mouvement de nuque d’une anonyme, ce sont des fantômes claquant des portes… Tout cela remplit le film, lui donne son épaisseur et sa complexité immédiates. La seconde idée comble le reste. En bon cinéaste politique, celui qui dans ses années estudiantines écrivit une thèse sur la perception de l’Etat dans le milieu ouvrier, ne passe évidemment pas à côté de l’inventaire Mitterrand. Thème habituel chez Guédiguian, la déception répond, comme prévu, présente à l’appel. Mais pas dans les proportions attendues: qui pronostiquait un procès posthume des années Tonton, ce temps où les socialistes osaient encore affirmer "ne pas oublier que [leur] famille, ce sont les ouvriers, les salariés, les gens qui peinent", de leur lot de promesses non tenues, des espoirs suscités et déçus, du passage à la politique-spectacle, ne saura trop sur quel pied danser. Certes, Le Promeneur du Champ de Mars, la formule est facile, est un film volontairement déceptif sur la déception. Il ne se circonscrit néanmoins pas aux seuls septennats mitterrandiens. S’y lit plus volontiers un film adulte et, en cela, autant noble que désenchanté: arrivé à la fin de sa vie, le bon Roi s’amuse à donner un show testamentaire et à écouter, lui qui n’a plus d’illusion, la jeune garde chanter les louanges de la Révolution prolétarienne.

ON COMMENCE, ON CONTINUE, ON VIEILLIT, ON DISPARAIT

Telle est l'une des lectures possibles, la plus évidente sans doute. Mais Mitterrand/Bouquet n’est pas cynique – à peine résigné. Car si la France est grise, c’est d’un gris resplendissant, "fait de mille nuances". Si la politique, même le politique, se meurt, la vie n’en reste pas moins un bien précieux. Une scène cristallise cet hymne à la vie (déjà central dans l’éloge de la nativité de Mon père est ingénieur, ou la lutte pour la vie nouvelle du mésestimé A la place du cœur), dont d’aucuns pointeront sans doute la supposée impudeur: faible, nu, donc rien d’autre qu’homme, Mitterrand/Bouquet a besoin de l’épaule d’autrui pour s’extraire de son bain. Terrible, potentiellement brutale, la scène resplendit d’une beauté et d’une force imposantes: ce passage de flambeau du vieil homme à l’enfant, jeunesse en essor recevant le legs érudit d’une vieillesse déclinante, semble nous dire que la déception, cette figure essentielle du cinéma de Guédiguian en général et de ce film en particulier, est constitutive de la destinée humaine. Mais que, comme à la violence succède l’humour, comme aux larmes succède la joie nouvelle d’un amour naissant, c’est à ceux qui survivent qu’il revient de repousser l’échéance de la déception, quand bien même ils gesticuleraient en vain (c’est d’ailleurs ce qui ressort des discussions familiales autour du repas dominical, qui ne changeront sans doute pas le monde, mais contribueront à le faire tourner).

LA FORCE TRANQUILLE

Formidable leçon, d’un cinéma à l’humanisme sans cesse renouvelé. Là réside sans conteste l’ampleur paisible d’un film décontenançant, mais également ses limites. Poursuivant le mouvement de dépouillement engagé après la mise en abyme d’A l’attaque!, le cinéma de Robert Guédiguian atteint ici un niveau de quiétude qui pourra s’apparenter pour certains à de la lenteur. Quand il ne s’agit pourtant que de sagesse sereine. Restera à s’interroger quant à la stricte valeur cinématographique d’un tel film – quasi-impossible à jauger sans recul. Revendiqué et assumé comme anti-historique, anti-documentaire, anti-antiquaire, et pourtant parsemé de détails souvent ostensibles (livres, chapeau, manteau, pour ne citer que ceux-là), Le Promeneur du Champ de Mars, en dépit de ses efforts d’abstraction, de fictionnalisation, n’échappe pas complètement aux sirènes de la reconstitution. On saluera cependant la délicatesse et l’élégance avec laquelle Guédiguian évite de forcer le mimétisme entre l’acteur et l’homme de pouvoir – chose pourtant faisable, comme nous le prouve un unique et tardif plan de trois-quart, en plongée, d’un Bouquet bouche pincée où l’on jurerait reconnaître l’ancien Président. Mais il faudrait toutefois être étranger aux faits, absolument détaché de l’homme politique, pour prétendre apprécier et juger avec neutralité l’homme, et par extension une telle œuvre. Pour le moment, savourons-la subjectivement.

par Guillaume Massart

En savoir plus

A l’occasion de l’ouverture, en janvier, du Festival Télérama, et pour la première fois depuis le début de son existence, ce n’est non pas un film de l’année écoulée que les organisateurs choisirent de diffuser, mais bien une avant-première. En l’occurrence celle du Promeneur du Champ de Mars, qui avait les honneurs d’un premier passage par Paris avant de s’offrir un aller-retour pour Berlin. Pour l’occasion, Robert Guédiguian s’était déplacé et s’était naturellement livré, après la projection, au petit jeu des questions-réponses avec les spectateurs. Morceaux choisis de cet aimable débat.

Sur le choix du sujet et l’escapade hors l’Estaque

"Depuis quelques années, je me pose la question toute naturelle de changer de théâtre, de travailler dans un autre décor, avec une autre troupe. Et c’est vrai que quand on me posait la question, ou quand je me la posais à moi-même, ce qui revient au même, je disais qu’il fallait que la proposition arrive de l’écriture. C’est-à-dire que de ma propre démarche, de mon propre fait, je restais dans ce théâtre-là – je restais chez moi. Et puis il y a eu des propositions, quelques-unes, qui ne m’ont pas plu. Certaines bonnes, que je n’ai pas acceptées pour des raisons de désirs personnels, et d’autres beaucoup plus navrantes. On m’a proposé par exemple des remakes de Pagnol, des choses comme ça…"

"Mais j’ai eu aussi des propositions plus intéressantes. Il s’avère ainsi qu’un vieil ami, qui s’appelle Frank Le Wita, avec qui j’avais écrit, réalisé et produit mon premier film Dernier Eté, m’avait proposé plusieurs fois de refaire quelque chose avec lui. On avait donc déjà bavardé de toutes sortes de possibilités. Et puis un jour il s’est pointé à Marseille, il m’a rendu visite, un été, en me disant: 'Voilà, j’ai acheté les droits de ce livre, j’ai une idée avec ça…'. On avait beaucoup entendu parler du Dernier Mitterrand dans la presse et j’avais d’ailleurs justement lu dans le Journal du Dimanche qu’il avait effectivement acheté ces droits… En tout cas, il a commencé à m’en parler et la manière dont il m’a raconté le livre m’a aussitôt plu. Je ne l’avais pas encore lu et je lui ai donc dit que ça m’intéressait, mais qu’il fallait d’abord que je le lise et que je voie si effectivement j’accrochais."

"Ce qui m’avait plu dans ce que m’avait dit Frank, c’était probablement l’idée du compte à rebours et celle du travail sur la mort, en fait. Le souvenir que j’avais de François Mitterrand était quand même fort lié à cela, sans doute parce que lui-même avait été très tôt confronté à cette question de la mort. Je pensais déjà – et maintenant, après m’être documenté, j’en suis sûr – qu’il avait une manière très particulière d’apprivoiser cet effroi d’une mort prochaine: il était devenu spécialiste de la mort. C’est-à-dire qu’il s’était renseigné pour savoir comment on mourait. Partout. Dans les différentes cultures, les différentes religions, comment on traitait les morts, comment étaient les sépultures, etc. C’était devenu en quelque sorte un de ses passe-temps favoris. Je crois savoir d’ailleurs qu’avant cela, ce n’était pas une préoccupation essentielle chez lui – avant qu’il y soit confronté directement. Donc je trouvais, déjà, cette manière d’aborder ce thème, spectaculaire, intéressante… Et puis – on n’en parlera pas plus – mais, moi-même, je suis préoccupé par cette question-là. On n’en parlera pas plus que ça, parce que je préfère en faire des films qu’en parler, de cette question très privée…"

"En tout cas, pour en revenir à la question de sortir de mon théâtre, voilà une proposition qui était exceptionnelle. Il fallait qu’elle le soit. Je n’allais pas quitter mon chez-moi si c’était pour raconter une histoire d’adultère, de petits bourgeois aux Buttes-Chaumont – je n’en ai rien à cirer. Pour que je quitte effectivement ce décor de Marseille et ma troupe, il fallait quand même qu’il y ait quelque chose d’étonnant, d’étrange… Et voilà, là, ça l’était. Evidemment, par la suite je me suis demandé: 'Qu’est-ce que je vais faire de ce personnage-là? Qu’est-ce que je vais faire d’un personnage historique?' Car même si c’est une histoire récente, c’est déjà un personnage historique. L’Histoire est plutôt en train de s’accélérer, d’ailleurs. Il y a des moments où l’Histoire va plus ou moins vite. Et je crois qu’en ce moment, elle est assez rapide."

"Que faire, donc, de ce personnage? Comment l’allégoriser? Je veux dire: qu’est-ce qui va rester de ce type-là? Parce qu’évidemment, le factuel, on s’en fout. La vraie question c’est: qu’est-ce qui va rester dans ce siècle de ce personnage-là? Et là je suis retombé sur mes pattes, car ce qui va rester de lui, c’est plus son trajet entre 1971 et 1981. C’est-à-dire la stratégie et la construction de la possibilité d’un socialisme en France – même si cette ambition est déçue par la suite. Ainsi cet homme, dans l’Histoire de France et même dans le monde entier, a incarné, quand même, la possibilité d’une alternative au capitalisme. Là, donc, je m’y retrouvais: cette époque, je l’ai vécue. En 1971, j’avais dix-sept ans et c’était pour moi l’époque des possibles. J’étais un petit peu trop jeune pour être un soixante-huitard et je suis plutôt une personne du Programme Commun. Je trouvais donc tout cela suffisamment exceptionnel pour que je quitte mon théâtre et que je sois metteur en scène impliqué dans un autre théâtre."

Sur le choix de Michel Bouquet

"[Lorsque je lui ai proposé le rôle], il attendait d’être sûr du scénario, mais il a accepté assez vite. Il a lu le roman. […] Je crois qu’il l’a aimé. Et puis, dès la première version du scénario, il a accepté tout de suite. […] La proposition d’adapter le livre était d’ailleurs, à l’origine, un peu assortie de ça: quand on s’est vus avec Frank, la première fois où on en a parlé, il y avait déjà l’idée de Bouquet qui était là, un petit peu. Très vite, en tout cas, je me suis dit que si ce n’était pas Bouquet, je ne faisais pas le film. Il fallait, puisqu’on travaillait sur l’allégorie, en effet, quelqu’un qui dégage une aura – cette espèce de chose qu’on a autour de soi et qui tient les gens à distance. Et je crois que Michel Bouquet a ça."

"Et ça, ce n’est pas du talent d’acteur. Je le lui ai d’ailleurs dit: il a ça. S’il entre dans la salle, maintenant, il a ça. Je crois en fait que l’acteur ne dépasse jamais son physique. Ainsi, de la même manière qu’à cause de cette aura Michel Bouquet n’a pas pu jouer des chauffeurs routiers ou des patrons de bistrot, il peut tout à fait, très facilement, jouer des Présidents ou des Rois. […] C’était donc absolument la personne qu’il fallait."

"Ce n’est pas une histoire de ressemblance. Je crois d’ailleurs qu’elle n’est pas si forte que ça, cette ressemblance. Il y a bien un trois-quart profil et une pommette, là, qui… Mais ce n’est pas aussi fort que ça. Ce qui est véritablement impressionnant c’est donc cette aura: cette manière dont il tient toujours à distance autrui. C’est ce que j’appelle moi le naturel théâtral – une théâtralité naturelle, en fait. Ce qu’a Bouquet, voilà."

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