Oppenheimer
États-Unis, 2023
De Christopher Nolan
Scénario : Christopher Nolan
Avec : Emily Blunt, Matt Damon, Robert Downey Jr, Cillian Murphy
Photo : Hoyte Van Hoytema
Musique : Ludwig Goransson
Durée : 3h00
Sortie : 19/07/2023
En 1942, convaincus que l’Allemagne nazie est en train de développer une arme nucléaire, les États-Unis initient, dans le plus grand secret, le "Projet Manhattan" destiné à mettre au point la première bombe atomique de l’histoire. Pour piloter ce dispositif, le gouvernement engage J. Robert Oppenheimer, brillant physicien, qui sera bientôt surnommé "le père de la bombe atomique". C’est dans le laboratoire ultra-secret de Los Alamos, au cœur du désert du Nouveau-Mexique, que le scientifique et son équipe mettent au point une arme révolutionnaire dont les conséquences, vertigineuses, continuent de peser sur le monde actuel…
THE BOMB THAT DID GO OFF
Dans le précédent film de Christopher Nolan, Tenet, il était question d'un procédé scientifique découvert par, je cite, "l'Oppenheimer de son époque", comme une solution à un problème vital mais dont l'application risquait de déclencher une réaction en chaîne entraînant la fin du monde. Ce paradoxe fut directement inspiré à Nolan par celui qui préoccupa un temps les scientifiques juste avant le premier test d'explosion atomique. Dans The Nolan Variations, l'ouvrage définitif consacré au cinéma de l'auteur, paru juste après la sortie de Tenet et écrit à partir de 20 ans d'entretiens entre le journaliste Tom Shone et le cinéaste, ce dernier révèle qu'à la fête de fin de tournage, Robert Pattinson lui a offert un recueil de discours donnés par Oppenheimer. "C'était un cadeau de fin attentionné et astucieux, en réalité, parce que, comme vous, j'ai grandi dans l'ère post-nucléaire. (...) On a grandi dans l'ombre de l'ultime savoir destructeur. C'est comme cette phrase de Sophocle citée dans Angel Heart (...) : "que la sagesse est terrible lorsqu'elle ne profite aucunement au sage". Connaître une chose nous donne un pouvoir sur elle, généralement, mais que se passe-t-il lorsque l'inverse est vrai, si connaître une chose lui donne du pouvoir sur vous?"
Cette réflexion, tout juste esquissée ainsi dans le livre, semble être à l'origine même de Oppenheimer, un projet que Nolan n'a pas porté durant des années mais dont les questionnements font tout de même écho à nombre d'éléments déjà présents dans la filmographie de l'auteur, qu'il s'agisse de la caractérisation de ses personnages ou bien des interrogations éthiques et politiques qui le préoccupent depuis longtemps. Ce nouvel opus est de ceux que l'on rêve d'avoir de la part des réalisateurs qu'on suit, une oeuvre qui renvoie aux précédentes, indubitablement personnelle, et simultanément différente de tout ce qu'il a pu faire auparavant. On pense autant à Memento, la trilogie Dark Knight ou Dunkerque qu'à Amadeus, JFK et The Social Network. Film massif et protéiforme de trois heures, Oppenheimer est une méditation sur le pouvoir défiant toute structure conventionnelle pour transformer un biopic en film d'espionnage, en passant par le film de guerre et de procès tout en reprenant des codes du film de casse et...du western. "Il y aurait un argumentaire à faire stipulant que (...) Memento et Insomnia sont des westerns" selon le critique Darren Mooney. "Ce sont des histoires de justice aux confins du territoire, d'hommes qui se perdent dans la nature sauvage. (...) Nolan est fasciné par les histoires et les mythologies. Le western est le mythe que raconte une nation avec une compréhension...discutable de sa propre histoire." Que ce soit dans la subjectivité d'Oppenheimer ou dans la réalité censément objective que Nolan y oppose via sa construction inévitablement non-linéaire, accouchant d'une sensation de présent constant similaire à Dunkerque, cette idée de mythification de soi et d'Histoire qu'on réécrit est au cœur du film, récit d'un d'un Promethée, un prophète, un homme qui avait des visions et qui les a matérialisés en catastrophe.
Afin d'épouser le point de vue d'Oppenheimer, Nolan a recours à son abattage habituel d'effets de style et d'approche de mise en scène mais les revisite de façon surprenante. Depuis maintenant quinze ans, le réalisateur emploie des caméras IMAX pour filmer certaines séquences-clé de ses films. Néanmoins, ce dispositif était presque exclusivement réservé jusqu'à présent aux morceaux de bravoure. Or, Oppenheimer n'a rien du film à grand spectacle. "On associe l'IMAX aux paysages gigantesques mais ici Hoyte (van Hoytema, son directeur de la photographie, NDLR) filme des visages, des yeux, quelque chose de étonnamment simple", explique Nolan au Los Angeles Times. "Ce que Cillian ressent, pense, cela l'ouvre au public." Dans son interview avec Cinemateaser, il développe : "Dans nos travaux passés sur l'image IMAX avec Hoyte, mais aussi avec Wally Pfister avant ça, notamment certains gros plans d'Alfred à la fin de The Dark Knight ou The Dark Knight Rises, on trouvait qu'il y avait déjà quelque chose de l'art du portrait. Quelque chose qui rappelle la photographie grand format. Là, il y a une esthétique sur laquelle Hoyte pensait vraiment pouvoir travailler afin de construire quelque chose qui serait à la fois ample et extraordinairement intimiste". Cette fois, l'immersion permise par le format ne sert plus à impressionner mais à s'identifier. De la même manière, le montage multiplie les inserts typiquement nolaniens afin d'illustrer les vues de l'esprit du protagoniste, seulement là où il s'agissait autrefois de flashbacks qui les hantaient, "la mémoire des êtres aimés devenue du poison" pour citer Batman Begins, il s'agit ici de projections de ce "monde caché" qui persécutent Oppenheimer. Et Nolan se fait plus agressif que jamais, renouant avec son amour des gros plans mais en les exacerbant, la macrophotographie servant à rendre état des atomes, molécules et vagues d'énergie afin de traduire à l'écran "l'expression ultime de leur pouvoir destructeur quand cette force est libérée". Un assaut sur les sens nécessaire pour nous plonger dans le tourment du personnage et son besoin de l'exorciser. D'en prendre le contrôle.
Tout au long du film, on n'a de cesse d'entendre que la théorie seule ne suffit pas, qu'il faut passer par la pratique. Nolan a toujours eu une passion pour la minutie de la réalisation d’une chose. La "réalisation". Par définition, l’action de rendre réel, effectif. Rendre quelque chose réel, concret, par l’usage de ses mains, c’est une façon de prendre le contrôle. Le cinéaste explique chaque aspect de la création de Batman par Bruce Wayne comme il explique chaque tour de magie du Prestige. Il ne cherche pas à tuer la magie, il est simplement fasciné par comment les choses fonctionnent. Il veut les comprendre, les maîtriser, les contrôler. Oppenheimer suit dans les pas de ces prédécesseurs. A l'instar de Leonard et ses polaroïds dans Memento ou Cobb et son totem dans Inception, il veut déceler le vrai du faux, il a besoin d'expérimenter pour sortir de la théorie. "La science m'intéresse, tout comme la méthode scientifique. Parmi mes approches de la cartographie d'un script, il y a ce que j'appelle l'approche géométrique. A savoir que je dessine toutes sortes de diagrammes qui me permettent de voir les informations narratives d'une manière plus tridimensionnelle, au-delà de la forme scriptée." Une fois de plus, le parallèle entre l'auteur et son personnage est évident et comme Cobb, le "metteur en scène des rêves", ces aspirations démiurgiques s'avèrent coûteuses.
"Ce que je cherchais, c'était le fil qui reliait le monde quantique, la vibration de l'énergie, et le parcours personnel d'Oppenheimer" déclare Nolan au Telegraph. "Il souffrait de ses visions dans sa jeunesse et il s'est émancipée sexuellement sur le tard. Donc il devait avoir beaucoup d'énergie puissante vibrant à travers son système de façon dissipée. Comme pour beaucoup de gens, quand il s'est enfin ouvert au sexe opposé, son intellect a trouvé un moyen d'expression également." On a souvent reproché au cinéaste de pondre des films asexués alors que même que la figure de la femme fatale est récurrente dans son corpus. A ce titre, Oppenheimer marque également une première en abordant le sexe frontalement et de façon surprenante, le liant en plusieurs instances à la mort ainsi qu'à un désir de pouvoir. Nolan est visiblement désireux de raconter Oppenheimer dans toute sa multidimensionnalité, susceptible à la chair donc humain et plus juste une intelligence froide. Cependant, la faille qui mène les héros nolaniens à leur perte réside toujours dans une certaine mesure dans leur égo. Si Batman Begins suivait le parcours d'un homme qui devait comprendre une chose pour ne plus en avoir peur, Oppenheimer soutient que les gens "n'en auront pas peur tant qu'ils ne l'ont pas compris et ils ne le comprendront pas tant qu'ils ne l'ont pas utilisé". Il correspond ainsi à la description que Darren Mooney fait des personnages nolaniens, des "hommes qui insistent avoir des manières logiques et rationnelles de donner du sens à leur monde mais qui sont en réalité complètement solipsistes et fous".
Enrôlé par l'armée américaine, le scientifique arbore tout d'abord un uniforme militaire mais un collègue lui dit de s'en débarrasser et d'assumer qui il est, ce pourquoi on est venus le chercher. Nolan filme alors son personnage se parer de sa propre panoplie comme il filmait Bruce Wayne fabriquer son costume. La veste, le chapeau, la pipe... Comme tant d'autres protagonistes nolaniens avant lui, Oppenheimer se construit une identité, pour contrôler son monde, au risque de se "perdre dans ce monstre de votre création" comme avertissait Alfred Pennyworth. Alors même qu'il assemble une large équipe pour arriver à ses fins - Nolan a refusé catégoriquement d'avoir recours à des personnages composites et caste des têtes connues pour presque tous les rôles, aussi infimes soient-ils - le scientifique se met à croire à l'idée qu'il est le seul capable d'y parvenir, que tout repose sur lui. Nolan a toujours favorisé le collectif à l'individuel, le fameux "esprit de Dunkerque" que l'on trouvait déjà chez les passagers des ferries à la fin de The Dark Knight. L'individu est faillible, corruptible, comme Harvey Dent rendu fou par le Joker, mais Nolan croit au peuple. Même son Batman ne fait rien seul et ne saurait progresser sans Alfred, Gordon et Lucius (et même John Blake et Selina Kyle). En créant un village dans le désert de Los Alamos, Oppenheimer n'est plus un simple chef de projet, il devient carrément maire et shérif d'une ville du Far West. "C'est trop de pouvoir pour un seul homme" dénonçait Lucius Fox au sujet du système d'écoute illégale de Batman dans The Dark Knight. Il n'y a pas une mais deux citations du Baghavad Gita qu'Oppenheimer dit s'être remémoré à la vision de l'explosion et la première ne faisait pas état du "destructeur de mondes". Sa première pensée s'avérait moins alarmiste et davantage enivrée par son rapport au divin : "Si le rayonnement de mille soleils venait à éclater d'un seul coup dans le ciel, cela serait similaire à la splendeur du Tout-Puissant." Même dans les champ-contre champs, la caméra paraît toujours en mouvement, comme si Oppenheimer refuser de s'arrêter pour réfléchir à ses actes.
"Je suis très intéressé par le conflit entre la vision subjective d'un individu et la réalité objective" affirmait Nolan à filmdeculte dans une interview donnée pour Insomnia à Deauville en 2002. Lorsqu'il s'est exprimé la première fois au sujet des deux temporalités qui traversent Oppenheimer, le cinéaste qualifiait celle en couleur de subjective et celle en noir et blanc d'objective. Mais il apparaît assez vite que rien n'est aussi...noir et blanc. Memento était déjà divisée en deux temporalités. Les segments en couleurs reflétaient effectivement la subjectivité du personnage : en nous montrant les événements à rebours, Nolan nous plongeait dans l'esprit de Leonard, incapable de savoir ce qui venait de se passer. En alternance, les passages en N&B défilaient de façon chronologique, suivant l'objectivité d'une même conversation téléphonique continue qui nous servait l'exposition en flashbacks. Oppenheimer joue de cette précédente utilisation. Cette fois, il ne s'agit plus de flashbacks mais de flash-forwards. On reste d'une certaine manière dans de l'exposition, adoptant vraisemblablement les atours de l'objectivité sur Oppenheimer, soudainement arrogant, mais s'il s'agit en réalité d'un autre point de vue, celui de Lewis Strauss, membre du gouvernement campé par un Robert Downey Jr. qui vole la vedette au pourtant excellent Cillian Murphy avec une performance qu'on avait pas vu chez lui depuis...Chaplin? "Ils avaient une relation à la Mozart/Salieri, caractérisée par des affronts et de la fierté." Le sentiment d'objectivité est assis par l'association dans l'inconscient collectif du N&B avec les images d'archives, donc de journalisme, de reportage d'époque, en un sens, la vérité. Or, ce n'est pas la vérité, c'est celle de Strauss. Nolan associe à une autre subjectivité l'imagerie généralement associée à l'objectivité comme pour représenter la manière dont le gouvernement américain a voulu peindre Oppenheimer. "L’histoire est écrite par les vainqueurs" disait le journaliste Robert Brasillach. Chez Nolan, les personnages mentent souvent pour ce qu'ils estiment être le Bien Commun, notamment les figures d'autorité. Dans Interstellar, le Dr Brand ment aux astronautes sur la possibilité d'évacuer la population pour s'assurer qu'ils iront installer les colonies. Dans Dunkerque, Churchill ment sur l'évacuation des soldats français afin de permettre celle des anglais. Dans The Dark Knight, Gordon feint sa mort pour protéger sa famille, Gordon et Batman mentent sur les actes d'Harvey Dent pour conserver la foi que les gens avaient en lui et Alfred cache la vérité en brûlant la lettre de Rachel pour préserver Bruce mais tous ces pieux mensonges les rattrappent dans The Dark Knight Rises. Dans Oppenheimer, le mensonge porte sur la nécessité de bombarder le Japon. Et quand Oppenheimer se montre récalcitrant...
"Soit on meurt en héros, soit on vit suffisamment longtemps pour se voir devenir le méchant" disait Harvey Dent dans une formule qui sied en réalité à beaucoup de personnages de Nolan. Dès son court métrage Doodlebug, Nolan faisait du protagoniste l'architecte de son propre malheur par la mise en abyme d'un homme cherchant à tuer un cafard (qui s'avérait être une version minuscule de lui-même). Dès le début de sa carrière donc, l'auteur traitait de causalité. La responsabilité vis-à-vis d'une potentielle escalade entre deux camps adverses informe déjà l'opposition entre Batman et le Joker. La machine à dupliquer dans Le Prestige, le dispositif de surveillance dans The Dark Knight, le programme Clean Slate ou l'appareil écologique transformable en bombe de The Dark Knight Rises, le cinéma de Nolan est plein d'outils à ne pas mettre entre les mauvaises mains, aux conséquences désastreuses. "Tous les films que j'ai fait, d'une manière ou d'une autre, sont des films noirs. Ce sont tous des histoires sur les conséquences." Quand Nolan parle des films noirs, il les décrit comme "des thrillers dans lesquels les individus tentent de contrôler les circonstances et les comprendre pleinement. Dans un bon film noir, à mesure qu'on épluche l'oignon et que les couches se révèlent, on voit bien que la compréhension des circonstances par les personnages était limitée. En ce sens, je crois qu'à bien des égards, Oppenheimer est un thriller. Comme un film noir à grande échelle." Chez Nolan, les personnages féminins se divisent globalement en trois catégories : la conscience du héros (Ellie dans Insomnia, Rachel dans Batman Begins, Ariadne dans Inception, Brand dans Interstellar), la femme fatale (La Blonde dans Following, Natalie dans Memento, Mal dans Inception, Selina et Talia dans The Dark Knight Rises) et la victime des actes du héros (La Blonde, la femme de Leonard dans Memento, Rachel, les femmes d'Angier et Borden dans Le Prestige, Mal, Murph dans Interstellar). Les deux femmes de la vie d'Oppenheimer présentent des caractéristiques similaires mais souffrent clairement des actes du personnage. Le cinéaste a souvent associé l'eau à la notion du temps (cf. la marée dans Inception, Interstellar et Dunkerque) et ici il utilise le motif de cercles concentriques causés par des gouttes de pluie ("ripples" en anglais) pour figurer les potentielles répercussions ("ripples" aussi) d'une guerre nucléaire. Oppenheimer ne voit plus ça, le temps qui leur est compté avant l'inévitable. La peur de l'extinction déjà présente dans Intertsellar et Tenet réapparaît mais sans l'échappatoire permis par la science-fiction. Impossible de revenir en arrière cette fois. Là où les protagonistes nolaniens pouvaient autrefois trouver un sens à leur vie par le biais de l'illusion, il n'y a aucune rédemption possible. Comme Inception, Tenet se concluait sur l'image d'un enfant, représentant le futur, avec cette réplique : "C'est la bombe qui n'a pas explosé. Le danger que personne ne savait être réel. C'est ça la bombe avec le pouvoir de changer de monde." Oppenheimer pourrait avoir la même.