Last Days
États-Unis, 2005
De Gus Van Sant
Scénario : Gus Van Sant
Avec : Asia Argento, Lukas Haas, Harmony Korine, Michael Pitt
Durée : 1h37
Sortie : 13/05/2005
FESTIVAL DE CANNES 2005 - Blake, rock-star dépressive, se replie sur lui-même et s’isole de tout en attendant les derniers jours.
L'ECUME DES JOURS
Après les anges déchus, pulvérisés dans un coin du lycée, après l'enfer rouge, suant et infini, Last Days clôt la trilogie expérimentale de Gus Van Sant par sa figure quasi christique, sortie d'une bassine de pop, avec son calvaire, son chemin de croix, ses compagnons, son pèlerinage, son errance martyre et sa résurrection. Pas réellement un cours de catéchisme, plutôt une façon de faire un bouche-à-bouche à des personnages perdus, gonfler leurs muscles, transcender la peinture de leurs jours ordinaires, banals, aux habitudes usées comme une vieille lame, une vieille peau, ou un corps en trop. Hantés: les derniers jours, loin de tout, sont ceux d'un fantôme, d'un déjà mort (on n'aura d'ailleurs même pas besoin de montrer le passage entre les mondes - le chemin semble franchi dès le début, en attendant les derniers grains du sablier). Dans Pink, roman signé par Van Sant il y a quelques années, il est déjà question de ce halo, un chanteur de rock du nord-ouest des Etats-Unis, son ombre suicidaire, son aura en filigrane. Le réalisateur y décrit son double déformé (Spunky Davis, un metteur en scène américain de 50 ans), rien de plus naturel pour un homme fasciné par les reflets, leur familiarité comme leur étrangeté.
SHINY SHINY, SHINY BOOTS OF LEATHER
Psycho évidemment, double pop art et dégénéré de la Bible hitchcockienne, ou le doublé Will Hunting / A la recherche de Forrester, variation sur le même thème, ou encore sa triplette Elephant / Gerry / Last Days, aux procédés formels et narratifs voisins, exploitant ces chemins de traverse particuliers pour narrer trois histoires, des giclées sentimentales et tragiques, aux dédales inépuisables et au regard hypersensible. Elephant étendait son puzzle d'âmes adolescentes, anonymes, quelques étiquettes crayonnées sur le carnet de fin d'année (un prénom, un adjectif), pour tenter de dessiner son tout, une cathédrale endeuillée, son drame énigmatique. Last Days réduit l'échelle. L'intérêt n'est pas tant la finalité (éludée), encore moins le quota biographique (Blake pour Kurt ou pour un autre). Les jeux de temporalité, les boucles visuelles, font corps avec une perte de repères, un esprit à l'abandon, une façon de raconter une histoire en collant le plus possible à un cœur et un cerveau au ralenti, de sens anesthésiés - ou, au contraire, trop mis à l'épreuve. La solitude de Last Days, son détachement, son dégoût, sont à crever, mais le film semble également parler de ce tremblement ambigu, le cauchemar et la beauté de la délivrance.
I AM TIRED, I AM WEARY
Lancinante, obsessionnelle, la Venus in Furs du Velvet Underground tourne en boucle, comme les idées noires derrière le front de Blake. Au labyrinthe spatial d'Elephant succède un labyrinthe mental, enfermé dans une maison en forme de tombeau, au bois qui étouffe, avec cette forêt qui coupe de tout. Blake est déjà ailleurs. Last Days s'ouvre pourtant sur un paradis, son herbe verte et ses arbres qui tendent les bras vers le ciel. Un bain et un corps fatigué, plongé dans l'eau qui purifie, un instant suspendu dans le temps, où l'âme tourmentée se laisse flotter, quasi nue, dans une onde qui le submerge, lui glisse sur la peau, là où tout ce qui est noir semble rester accroché. On se déshabille, puis on se déguise comme une dernière grimace. La grâce laisse place à l'humour désespéré - les pages jaunes sonnent à la porte, deux gus viennent prospecter. Blake enfile une nuisette, se traîne dedans, travestit sa consternation et lui rougit les joues. Un clip des affreux Boyz II Men passe à l'écran, et on n'en perdra pas une goutte - un vertige absurde qui avale tout, avec un rire navré qui sort du gosier. Revient la Venus en fourrure en refrain infernal - fatigué, excédé, et une envie de dormir un millier d'années.
LES JOURS OÙ JE N'EXISTE PAS
A travers sa trilogie, Van Sant a projeté par trois fois les derniers jours, les dernières heures de quelques jeunes personnages, assassinés, épuisés ou suicidés. Quelques poèmes comme un cérémonial funèbre, quasi mystique: l'aube surnaturelle de Gerry, le flou onirique des couloirs du lycée d'Elephant, ici des chants puissants, une liturgie rock'n'roll que le réalisateur observe en un travelling arrière derrière une vitre, ou en croquant un garçon de profil comme une peinture, une icône éteinte s'offrant à sa Venus, sa "femme enfant dans l'obscurité" - "Strike, dear mistress, and cure his heart". Last Days devient méditation agonisante, un cri dans la gorge de Blake, littéralement incarné par un Michael Pitt qui s'effondre, évanoui sur le plancher pendant que ses camarades échangent quelques baisers magnifiques sur un lit à l'étage. En un dernier mouvement, naïf et sublime, l'âme délivrée, nue, et le corps lourd se séparent, l'une s'échappe de l'autre, avant la montée au nirvana. Là où hier les carcasses demeuraient, inertes, au sol, affligées et sans vie. Le dernier voyage s'achève, sa souffrance s'éteint peu à peu à bord d'une voiture qui s'éloigne vers là où la vie continue. En sombre état de grâce, Gus Van Sant signe un nouveau sommet, le mystère d'une dernière volte-face, l'index appuyé sur le pouls de son enfant meurtri.