Joker

Joker
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Joker
États-Unis, 2019
De Todd Phillips
Scénario : Todd Phillips, Scott Silver
Avec : Frances Conroy, Robert De Niro, Joaquin Phoenix
Photo : Lawrence Sher
Musique : Hildur Guðnadóttir
Durée : 2h01
Sortie : 09/10/2019
Note FilmDeCulte : *****-
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Le film, qui relate une histoire originale inédite sur grand écran, se focalise sur la figure emblématique de l’ennemi juré de Batman. Il brosse le portrait d’Arthur Fleck, un homme sans concession méprisé par la société.

LES TEMPS MODERNES

Pourquoi ce film? Pourquoi une origin story à un personnage qui n'en a pas besoin? Pourquoi le réalisateur de Very Bad Trip? Un an à peine après la sortie de Suicide Squad et de sa nouvelle interprétation du Joker par Jared Leto, alors même qu'il était prévu qu'il revienne dans une suite ainsi que dans un spin-off avec Harley Quinn, Warner Bros annonçait la mise en chantier d'un autre film mettant en scène le personnage, une préquelle située dans les années 80 et avec un autre acteur dans le rôle. On le sait depuis un moment, le studio n'a jamais vraiment su correctement gérer ses adaptations. Lorsqu'un cinéaste intéressant s'emparait d'un projet, le résultat était réussi mais combien de faux départs, notamment depuis qu'ils courent après Marvel en cherchant à créer leur univers partagé? À trop se précipiter et à verser dans un ton résolument opposé à celui, léger, de la concurrence, la firme a quelque peu perdu le public en route. Les films ont cartonné au box-office mais sont plutôt mal-aimés tant et si bien que les volets suivants ont laissé de côté l'interconnectivité...mais également la personnalité. Et c'est en ça que ce projet, en apparence inutile, avec un improbable scénariste-réalisateur à la barre, s'avère en réalité un salut. Pourquoi ce film aujourd'hui? Parce qu'il a justement quelque chose à dire sur le genre, dominé par une boîte qui pond des produits identiques sortis de l'usine, et quelque chose à dire de notre monde. Obsédant comme la danse qui habite Joaquin Phoenix à travers le film, Joker est une subversion des origin stories de super-héros et de l'übermensch de par son ambiguïté tant narrative que morale, frappant en plein dans le zeitgeist sociétal.

En 1993, alors qu'il n'a que 23 ans, Todd Phillips réalise un film étudiant, Hated : GG Allin and the Murder Junkies, documentaire consacré à un rocker punk drogué, alcoolique, exhibitionniste et violent qui allait jusqu'à se mutiler ou déféquer sur scène. Son deuxième film, Frat House (1998), est encore un documentaire, cette fois sur les bizutages excessifs opérés par les fraternités des universités américaines. Ces débuts méconnus du cinéaste, qui coloreront pourtant d'un esprit méchant ses comédies, de Road Trip (2000) à Very Bad Trip (2009) en passant par Retour à la fac (2003), révèlent un cheminement qui mène directement à Joker. Alors que l'on pouvait ne voir en Phillips qu'un faiseur (de comédies, qui plus est), il apparaît que ses films témoignent d'une vraie personnalité, notamment dans cette fascination pour les comportements antisociaux. Une attitude transgressive que Phillips semble adopter également, non seulement dans ses comédies mais de manière générale, conscient de sa provocation. Mais la provocation potentiellement oppressive de son humour a laissé la place à la provocation d'un discours. En réponse aux critiques qui voient en Joker un film potentiellement dangereux dans sa manière de faire d'un antagoniste le protagoniste, le metteur en scène s'étonne. “Ce débat n'est-il pas le bienvenu? N'est-ce pas une bonne chose de créer ce genre de débats autour de ces films, autour de la violence? Si le film mène à une discussion sur la violence, en quoi est-ce mal?" Face à l'incapacité d'une certaine frange de la critique à accepter que l'on puisse dépeindre le comportement d'un personnage sans nécessairement le cautionner, Phillips remarque à juste titre que "le discours de l'extrême-gauche peut sonner comme celui de l'extrême-droite quand ça les arrange", critiquant l'ère de l'indignation. S'il a tort lorsqu'il dit que la "culture woke" a rendu difficile la comédie, trahissant sa non-remise en question, il est néanmoins intéressant de l'entendre dire que c'est ce qui l'a mené à faire Joker. "Je pense que ce que mes comédies ont en commun, c'est qu'elles sont irrévérencieuses. Alors je me suis demandé 'comment faire quelque chose d'irrévérencieux mais pas en comédie?' Oh je sais, prenons un univers cinématographique de comic book et retournons-le.'"

Dans son précédent film, War Dogs (2016), Phillips élargissait déjà sa palette avec une contrefaçon de Martin Scorsese avec sa voix off, ses arrêts sur image, sa BO juke box, ses travellings avant speed et son Jonah Hill joepescien, mais c'est d'un autre Scorsese qu'il s'inspire désormais, celui de Taxi Driver (1976) et La Valse des pantins (1983), références revendiquées par Phillips. Tel Travis Bickle, Arthur Fleck glisse lentement vers la folie meurtrière et à l'instar de Rupert Pupkin, cet aspirant humoriste va s'en prendre à ses modèles, notamment Murray Franklin, présentateur d'un talk show campé par Robert De Niro, bouclant la boucle avec les protagonistes susmentionnés qu'il incarnait pour son réalisateur fétiche. Le pari de Phillips est donc de choisir une icône de la pop culture pour réaliser une étude de personnage semblable à celles que le cinéma américain proposait encore il y a une quarantaine d'années. Aussi habitée que son acteur, la mise en scène de Phillips exploite le décor, un New York écrasant, et le cadre, un 1.85 détonnant, de manière à rendre Phoenix nain dans le cadre, à l'exception des gros plans où le format se fait soudain oppressant mais pour le spectateur, plaçant le futur Joker si proche de nous que même une barrière grillagée ne semble pouvoir nous protéger. Outre ses influences évidentes et affichées, on remarquera également un autre chef-d’œuvre, cité par deux fois dans le film : Les Temps modernes (1936) de Charlie Chaplin. Lors d'une séquence de gala, c'est le film que tout le gotha de Gotham va voir, l'ironie de la situation leur échappant évidemment, et la chanson "Smile" de Jimmy Durante, qui reprend la musique composée par Chaplin en y ajoutant des paroles inspirées du film, invitant à sourire en vue de meilleurs lendemains, apparaît plus tôt, là aussi de manière ironique a posteriori. Phillips assure ainsi une parenté entre le personnage burlesque de Charlot, broyé par l'industrialisation, et le clown triste campé par Phoenix, oppressé par la société.

Si Phillips choisit un tel ancrage, c'est parce qu'il a quelque chose à dire de la société. Loin des grands polars d'action à dimension mythique de Christopher Nolan, Joker poursuit toutefois sur la lancée de The Dark Knight Rises (2012) dont le tournage était concomitant avec le mouvement "Occupy Wall Street" manifestant la rage de la population à l'encontre des 1% les plus riches. Nolan remettait déjà en cause la fortune de Bruce Wayne comme étant son seul véritable super-pouvoir et Phillips se place cette fois du côté des pauvres, des invisibles. De ce fait, le film subvertit le récit typique des origin stories et du mythe de l'auto-accomplissement qu'ils représentent. En effet, le schéma est le même et Joker pourrait presque être une réalité alternative où c'est le personnage éponyme qui serait devenu le vigilante et non Bruce Wayne. Ainsi, ce n'est plus la mort de Thomas Wayne qui en est à l'origine mais justement son existence, ou du moins ce qu'il symbolise. La présence de Thomas Wayne dans un rôle important n'est pas une façon artificielle de relier ce spin-off préquel situé en 1981 à Batman mais une façon de donner du sens à l'émergence du Joker tout en détournant le sens du personnage du père Wayne, incarnant ici les riches puissants. Durant la préparation du film, Alec Baldwin, en pleine période où il apparaissait au Saturday Night Live dans le rôle de Donald Trump, avait été embauché pour tenir le rôle de Thomas Wayne qui était décrit justement comme "une figure à la Trump". Joker a beau se passer en 1981, il parle avant tout de 2019. Quand l'assistante sociale annonce à Arthur que leurs séances doivent s'arrêter car le gouvernement a mis un terme aux aides qui finançaient ces services sociaux, le blâme est asséné sans équivoque. Ici, les opprimés sont non seulement agressés et abandonnés mais ils sont aussi moqués par les médias. Arthur se plaint qu'on ne l'écoute pas et va s'octroyer ce temps d'écoute, ce temps d'antenne, pour exploser à la face du monde. Les gens craignaient que Joker soit un film d'incel (involontary celibate, les "célibataires involontaires" tels que se définit une certaine frange misogyne des internautes dont quatre membres ont commis des meurtres de masse), c'est davantage un film de gilet jaune. Comme son personnage, Phillips prétend que le film n'est pas politique mais l'est ouvertement. Il montre les raisons de la colère tout en la définissant comme un ras-le-bol qui déborde et part dans tous les sens. Le film n'invite pas plus le spectateur à s'identifier au Joker qu'à la foule qu'il inspire. Il se contente de tendre un miroir. Sa plus grande malice est de le faire via un genre populaire aussi codifié.

L'origine du Joker a déjà été traitée dans les comics, notamment dans le célèbre ouvrage écrit par Alan Moore, The Killing Joke (1988), et le film en reprend certains éléments, notamment le fait qu'Arthur cherche à faire du stand up. The Dark Knight (2008) reprenait peu ou prou le plan du Joker visant à faire basculer une figure de la justice (Gordon dans la BD, Dent dans le film) en s'en prenant à une proche (sa fille/sa fiancée) et en le torturant, mais le Joker de Nolan était volontairement l'inconnue dans l'équation. Quelque part, Joker est une adaptation encore plus réaliste. Le Joker de Phillips n'a plus rien de symbolique, c'est un être humain poussé à bout non pas par "une mauvaise journée" seule mais par un abus régulier. Par conséquent, c'est un film de super-héros ou plutôt un film d'übermensch. Il suffit de voir Arthur, après son premier "acte", dans un prototype involontaire de son costume à venir, se mettre soudainement à danser, trouvant alors une sérénité qui lui échappe chaque jour, chaque minute, chaque instant de sa vie, pour comprendre que l'on est en train d'assister à la naissance d'une autre entité. Le Joker qui danse, c'est comme Batman perché sur une corniche après avoir cloué Falcone à un projecteur dans Batman Begins (2005). Et le son du violoncelle de la compositrice islandaise Hildur Guðnadóttir hante encore le spectateur après la séance. À plusieurs reprises, à chaque transformation, à chaque fois qu'Arthur assume sa nouvelle identité, il va danser, faisant fi des autres, de quiconque pourrait le voir. Dans son monde. Et c'est parce qu'on est dans son monde, dans son point de vue, celui d'une personne atteinte de troubles mentaux spécifiques, que le récit revêt une nature ambigüe dont l'ambivalence est un commentaire en soi sur la nature de ce type de récit. La plupart des super-héros le deviennent car ils sont élus, dotés de super-pouvoirs. À l'inverse, Batman le devient via un accomplissement personnel particulièrement caractéristique de la notion de Volonté de puissance définie par Nietzsche comme la clé pour devenir le "surhumain" capable de surmonter son nihilisme. Or, de son propre aveu, Arthur ne "croit en rien". L'héroïsme n'existe que dans l'illusion. Le réel est tout autre. Il créé des Joker.

par Robert Hospyan

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