Hours (The)
The Hours
États-Unis, 2002
De Stephen Daldry
Scénario : David Hare
Avec : Toni Collette, Ed Harris, Nicole Kidman, Julianne Moore, John C. Reilly, Miranda Richardson, Meryl Streep
Durée : 1h54
Sortie : 19/03/2003
Trois femmes, trois époques, et vingt-quatre heures pour résumer leur vie. 1929: Virginia Woolf entame l'écriture de son chef d'oeuvre, Mrs Dalloway. 1951: Laura Brown est plus préoccupée par la lecture de ce roman que par la préparation de l'anniversaire de son époux. 2001: Clarissa Vaughan organise une réception en l'honneur d'un ami poète. Entre elles, des heures qui deviennent des années...
A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU
La Bovary de Flaubert, la Jeanne Le Pertuis de Maupassant, la Dalloway de Woolf: la littérature s'est nourrie de ces destinées féminines où le quotidien consiste à tromper l'ennui, où l'échappatoire par l'art ou l'amour n'est qu'illusoire. Stephen Daldry, heureux metteur en scène de Billy Elliot, s'est emparé du roman de Michael Cunningham, qui constituait une variante autour de Mrs Dalloway (dont Les Heures était d'ailleurs le titre originel). Le premier obstacle à cette adaptation était la cinégénie a priori contrariée du livre, où s'enchevêtrent trois récits dans trois époques différentes, avec leurs propres personnages. De ce point de vue, le pari de Daldry (sur lequel Bouhnik s'est cassé les dents avec 24 heures de la vie d'une femme) est parfaitement assumé: le montage alterné aurait pu diluer l'émotion - celle-ci n'en est que renforcée. The Hours est ainsi construit avec délicatesse sur un système d'échos inconscients qui cristallisent des sentiments partagés par ses protagonistes à travers les années. Ici, c'est l'oeuvre dans l'oeuvre, le roman de Woolf qui fait office de ciment, de catalyseur de la mémoire et de fil d'Ariane invisible entre les personnages, à l'image de la madeleine ou de la sonate de Vinteuil proustiennes. Une goutte d'eau pour suggérer un océan, un détail pour suggérer un monde - Daldry rejoint ici la démarche de Woolf (et par extension celle de Proust).
"Projeter en vrac le paquet confus d'impressions que nous sommes, afin de saisir au moyen d'éclairs isolés et discontinus une réalité continue", c'est en ces termes que Woolf parlait de son oeuvre (et plus particulièrement de Mrs Dalloway). Regard révélateur si l'on observe l'oeuvre de Daldry, qui s'attache à des principes purement identiques: comment capter l'existence de ses trois héroïnes en une seule journée. A partir de cet héritage littéraire, il reste au réalisateur à mettre en scène ses trois muses.
FEMMES AU BORD DE LA CRISE DE NERFS
Si The Hours peut s'apprécier au-delà de toute considération purement littéraire, c'est grâce à sa haute tenue dans un genre (le mélo) souvent vulgarisé à coups de violons torves. L'univers ici dépeint est en effet trop sombre et pessimiste pour laisser place à la sensiblerie. Daldry fait le portrait de femmes à qui se présente un choix des plus radicaux: vivre ou mourir. Supporter ou abandonner, se voiler le visage ou avoir les yeux brûlés. Dans un film féministe où la tragédie sourde peut prendre naissance dans un coin de cuisine (et qui rappelle en ce sens Loin du paradis de Todd Haynes, qui sort simultanément), Daldry se fait le peintre de femmes écrasées par une société patriarcale qui dicte leur existence (et l'astuce est de montrer davantage la solitude féminine plutôt qu'une manichéenne opposition homme/femme). Que reste t-il pour s'affranchir de la sentence? L'art, ou l'amour. Si ce n'est pour se sauver, du moins pour supporter. Virginia Woolf, ou Laura Brown, dont le prénom de femme fatale devient l'antithèse de son patronyme anonyme, sont concernées: elles sont deux femmes de la première moitié du siècle dernier, celles dont la vie est régie (au sens le plus propre) par l'homme (ou des conventions sociales qui confinent Brown à ses fourneaux et ses doutes sentimentaux au placard), où le doux foyer devient cercueil de velours. Compter les heures, et puis mourir. Qu'importe le choix: vivre ou s'éteindre, aucun n'est bon. Et The Hours de prendre une dimension tragique supérieure...
La touche de lumière naissante dans ce portrait filé de femmes du XXe siècle semble venir du personnage de femme moderne incarné par Clarissa Vaughan. La Mrs Dalloway nouvelle s'est affranchie du carcan patriarcal et trouve de cette façon écho à sa voix: contrairement à ses aînées, il ne lui sera pas imposé de choix. Mais ici, la dimension tragique prend une tournure plus universelle (il est moins question d'une pression sociale écrasant exclusivement le sexe féminin), et se raccroche au drame des "anciennes", quant aux rapports contrariés entretenus à l'art (Clarissa et sa fascination pour un poète auquel elle voue son existence) ou à l'amour (les hésitations amoureuses de Clarissa ne lui ont-elles pas gâché l'existence?). Trois récits qui s'unissent donc dans la tristesse, marqués par la même désillusion.
L'HEURE MAGIQUE
Clefs de voûte de cette émotion, le trio royal d'actrices que s'est offert Daldry: Nicole Kidman, Meryl Streep et Julianne Moore. Si Streep, au demeurant irréprochable, dispose d'un rôle quelque peu ingrat, on retiendra surtout les incarnations de Kidman et Moore, en état de grâce. On a beaucoup parlé du "déguisement" de l'actrice australienne, méconnaissable en Virginia Woolf, jusqu'à sa voix transformée, mais il ne faudrait pas occulter la puissance du jeu déployé, faisant parfaitement état de l'exalté désespoir qui a longtemps accompagné l'écrivain - une nouvelle performance marquante après Moulin Rouge! et Les Autres. Julianne Moore, bénéficiant probablement du segment le plus fort, offre à Laura Brown une dignité cristalline, qui fait la beauté de son somptueux personnage, et signe là encore une magnifique performance. Philip Glass, de par une partition brillante, se fait le dernier trait d'union entre ces vies. Rare impression au final que d'avoir le sentiment de contempler un chef d'oeuvre immédiat - ou du moins un film qui, d'une manière, touche à la perfection. Quelques images qui se bousculent: Virginia au bord de la rivière ou Laura au volant de sa voiture - l'ironie (et probablement la réussite) de voir que d'un film si "littéraire", il reste avant tout des images muettes comme sommets émotionnels. Ou juste quelques mots scandés par une Kidman-Woolf habitée, derniers soupirs de ces heures essoufflées, obsédantes, impassibles, dévorantes, "the hours".