Révélé au monde entier avec l’arrivée sournoise de son deuxième long métrage, Usual Suspects, en 1995, Bryan Singer a par la suite fait son chemin depuis le réseau indépendant jusqu’au système hollywoodien, lançant pour de bon la vague des films de super-héros, dont il va par ailleurs ramener la principale figure, Superman, dans son nouveau film. Alors que l’on pourrait penser que sa filmographie se divise en deux blocs de trois films chacun – une trilogie sur le Mal et un triptyque comic book -, le cinéma de Singer témoigne de plusieurs thèmes qui émergent même de ses films les plus commerciaux, non moins personnels. Une Amérique sclérosée, l’attrait pour les figures maléfiques, l’importance de la cellule familiale, autant de thèmes qui font de Singer un auteur à part entière.



A première vue, il serait facile de disqualifier le corps de travail du réalisateur comme étant relativement impersonnel, or il suffit de connaître quelques informa-tions sur sa vie personnelle pour déceler ça et là dans son œuvre plusieurs récur-rences thématiques suffi-sant à faire de Singer autre chose qu’un simple faiseur. Enfant adopté et élevé par une famille juive, Singer a également fait son coming out tôt dans son parcours et
 
affirme que le fait de grandir au sein de telles minorités, la communauté juive et la communauté homosexuelle, a influencé son travail sur X-Men (2000) notamment. Mutants "haïs et craints" par le reste du monde, les héros des deux films de Singer sont évidemment représentatifs de cette facette de l’homme derrière la caméra. On se rappelle tous la scène d’X2 (2003) où Bobby Drake, alias Iceman, "sort du placard" et avoue à ses parents qu’il est un mutant, qui lui répondent alors "As-tu essayé de ne pas être mutant?" ou bien "Nous t’aimons encore, Bobby". Démocrate déclaré, Singer a su politiser son cinéma même lorsqu’il travaille sur des blockbusters. Ainsi, dans ses deux X-Men, il met en scène un sénateur républicain inspiré de McCarthy (déjà présent dans la bande-dessinée) ou encore un ersatz de George Bush à la Maison Blanche, tous deux initiale-
 
-ment anti-mutants, repré-sentants d’une Amérique encore discriminatoire. Ce propos, Singer le tient depuis son premier film, Ennemi public (1993). L’œuvre narre l’arrivée dans une petite bourgade tran-quille, oh combien typique des Etats-Unis, d’un étran-ger qui loue un espace télévisé d’une chaîne locale afin de demander au peuple "ce qui ne va pas dans notre chère ville". Au cours de cette investigation, il a vent des dires d’un professeur gay récemment licencié, selon lequel le maire de la ville est corrompu. Ne croyant pas à ces rumeurs, il tue le professeur avant de découvrir le bien-fondé de ses allégations et, plutôt que de faire éclater la vérité, il passera sous silence ceux qui sont au courant plutôt que de souiller l’image d’Epinal véhiculée par la ville.



Principal protagoniste d’En-nemi public, Whiley Pritcher (homonyme de "wily preacher", autrement dit "astucieux prêcheur") est la première incarnation du Mal selon Singer. A plus d’un titre, "ce qui ne va pas dans notre chère ville", c’est lui. Elément perturbateur dont l’émission va amener les habitants de Brewster à ruiner leurs relations de bon voisinage, Pritcher présente une image on ne peut plus séductrice, celle d’un hom-me physiquement attirant, toujours propre sur lui, calme même devant les provocations des téléspecta-teurs qui appellent le standard de la chaîne pour lui parler, rusé. En de nom-breux points, il est l’ébau-che du principal protago-niste du film suivant de Singer, Verbal Kint. Deux-ième incarnation du Mal selon le cinéaste et proba-
 
-blement l’une des figures maléfiques les plus connues du septième art, il s’agit bien entendu de Keyser Söze. Singer prouve une fois de plus son goût pour le jeu de mots (jeu de dupes?): "kaiser" signifie "roi" en allemand et "soze" n’est autre que "loquace" en turc, autrement dit, en anglais, "verbal king", soit, à une lettre près, l’identité réelle du légendaire criminel. Dans Usual Suspects, le machia-vélisme du personnage est d’autant plus puissant qu’il manipule non seulement les autres acteurs du récit mais également les spectateurs à qui l’on raconte une (ou plusieurs) histoire(s) pendant près de deux heures avant de leur révéler la supercherie. Citant Baudelaire, Kint/Söze clame que "la plus belle des ruses du diable est de vous persuader qu'il n'existe pas". Il va sans dire que Singer est
 

charmé par ces entités malignes. Durant sa jeunesse, le metteur en scène a fait partie de ce qu’il appelle un "nazi-club", groupe né non pas d’un sentiment antisémite mais de la fascination pour le Seconde Guerre Mondiale et, inévitablement, le nazisme, peut-être la forme la plus "concrète" du Mal dans l’inconscient collectif.



image
Il n’est donc pas étonnant de voir Singer adapter la nouvelle de Stephen King pour ce troisième essai, Un élève doué (1998), dans lequel un lycéen captivé par ce même sujet découvre l’existence d’un criminel nazi dans son quartier. Par conséquent troisième incar-nation du Mal selon Singer, Kurt Dussander ne s’avère pas aussi malicieux que Kint et bien moins séduisant que Pritcher. Ainsi l’auteur prend cette fois ses distances avec son croquemitaine et sa re-présentation du Mal évolue
 
afin d’apporter une nuance, ce qu’il va développer par la suite. Dans X-Men, Erik Lensherr, alias Magneto, est un survivant de l’Holocauste mais aussi un mutant. Victime d’une double discrimination (antisémite et anti-mutant), Lensherr choisit de lutter contre la race humaine qu’il estime inférieure. Choisissant de faire de sa quatrième incarnation du Mal une victime de la persécution qui devient lui-même un oppresseur, Singer évoque, comme il le faisait dans son précédent film, les dangers de cette fascination. Sa démonstration est soulignée dans l’épisode suivant, X2, où l’on assiste à la séduction du jeune John Allerdyce, alias Pyro, par Lensherr dont le magnétisme n’est plus seulement à prendre au sens propre mais également au sens figuré. Le passage à l’ennemi de Pyro sert de conclusion à l’arc du personnage dont on nous montre le désir d’apparte-nance à une famille, rejoi-gnant ainsi un autre thème
 
du cinéaste. Déjà dans Ennemi public, une scène maladroite voyait un ado-lescent éméché énoncer "les parents sont aveugles". Chez Singer, la remise en cause du rôle des parents est intimement liée à la quête d’une place au sein d’une famille. Qu’il s’agisse des parents inconscients des errances de leur fils dans Un élève doué ou des parents mutantophobes de Bobby Drake, l’alvéole familiale a son importance pour le cinéaste. Son œuvre est parcourue de personnages à la recherche d’une place quelque part, dans une famille de substitution, qu’il s’agisse de Verbal Kint, initialement exclu du groupe de brigands formé par les autres "suspects habituels", ou bien de Wolverine et Pyro, qui finiront par choisir des camps opposés, jusqu’à Superman, extra-terrestre désireux d’être accepté des humains comme l'un des leurs.



D’un point de vue formel, il est assez difficile de situer précisément ce qui fait un film de Bryan Singer. Dès son premier essai, on note un goût prononcé pour une approche visuelle à la fois sobre et soignée. Les plans filmés à l’épaule sont extrê-mement rares chez Singer. Il leur préférera toujours des cadres millimétrés, sou-vent fixes mêmes, et des mouvements de caméra harmonieux. A l’instar d’un Sam Mendes (sur ses deux premiers films), on pourrait le qualifier de cinéaste aca-démique. Cependant, Singer a prouvé être capable de faire autre chose que des thrillers atmosphé-riques. Si l’on reproche sou-vent au premier X-Men la mollesse de ses scènes d’action, l’ouverture d’X2 est venu remettre tout le monde à sa place. Avec cette introduction, l’auteur prouve également sa préfé-
 
-rence pour une utilisation sans esbroufe de la techno-logie numérique. Contraire-ment aux approches des frères Wachowski sur la trilogie Matrix, de Guillermo del Toro sur Blade II et Hellboy, ou de Sam Raimi sur les deux Spider-Man, lorsque Bryan Singer traduit le style comic book à l’écran, il choisit de ne pas trop s’appuyer sur des plans intégralement gé-nérés par images de synthèse et reste ancré dans la réalité. Si son adaptation de Super-man promet quelques envo-lées où la caméra se fera plus libre et omnipotente, Singer semble demeurer un forma-liste plus sage. L’aspect "Norman Rockwell" de certai-nes scènes de Superman Returns (2006) et le visuel "rétro" en hommage aux romances des années 40 et au Superman de Richard Donner (1978) témoignent d’un attrait pour un certain classicisme, et non un simple
 
image
académisme. Toujours ac-compagné de son directeur de la photographie, Newton Thomas Sigel (images léchées, contrastes entre clair et obscur, entre chaud et froid), et de son monteur-compositeur, John Ottman (rythmique syn-chrone coupée au couteau), Bryan Singer a créé un langage cinématographique personnel achevant d’as-seoir son statut d’auteur.