Whiplash
États-Unis, 2014
De Damien Chazelle
Scénario : Damien Chazelle
Durée : 1h45
Sortie : 24/12/2014
Andrew, dix-neuf ans, rêve de devenir l'un des meilleurs batteurs de jazz de sa génération. Mais la concurrence est rude au conservatoire de Manhattan où il s'entraîne avec acharnement. Il a pour objectif d'intégrer le fleuron des orchestres, celui que dirige Terence Fletcher, un professeur féroce et intraitable. Lorsque celui-ci le repère enfin, Andrew se lance, sous sa direction, à la recherche de l'excellence et de la perfection, quel qu'en puisse être le prix.
HARCELEMENT VOTRE
Cette année, le film gagnant de Sundance n'a pas récupéré la place à Un Certain Regard dont ont systématiquement hérité la plupart de ses précédésseurs (Fruitvale Station, Beasts of the Southern Wild, Precious…). C’est à la Quinzaine des Réalisateurs que l’on découvre à notre tour ce Whiplash. Un décalage que les habitués de la Croisette interpréteront peut-être comme un reflet ironique de celui qui se trouve dans le scénario. Par bien des aspects, Whiplash ne parait pas d’emblée ressembler à la caricature des films-de-Sundance, tous tellement copiés sur les mêmes recettes qu’ils n’ont d’indépendant que le nom. Le film donne en effet une place rare à la musique jouée en live, et l’on entend presque plus les instruments jouer que les humains parler (et pourtant ils parlent beaucoup, surtout pour gueuler). La batterie, instrument fétiche d’Andrew, impose certes ce rythme presque à elle toute seule, et le résultat n’aurait pas du tout été le même s’il avait été question de piano ou de guitare. Ici on joue comme on casserait la gueule à quelqu’un, les poings serrés et les phalanges en sang, selon une rythmique soutenue et imprévisible. Les scènes de solo de batterie sont peut-être ce que Whiplash propose de plus haletant et efficace. Mais c’est aussi sur ce terrain-là que l’ensemble se révèle plus convenu que prévu. Espoir, efforts, abandon, reprise, désillusion, etc… la trajectoire d’Andrew suit finalement le schéma ultra classique des récits d’apprentissage. On pourrait remplacer la batterie par le foot ou la danse, et le scénario perdrait alors presque toute sa nouveauté. Presque mais pas toute.
Car malgré l’incroyable dynamisme ici à l’œuvre, l’autre grosse surprise ici, c’est la place énorme donnée au masochisme. Le jazz band qu’Andrew essaie de rejoindre au conservatoire ressemble à un épisode de Fame où les gentils profs seraient remplacés par une Madame Mangin déguisée en Monsieur Propre cinglé, un enfer où les élèves tremblent tétanisés devant un prof tout droit sorti de Full Metal Jacket. Certains spectateurs ont visiblement trouvé la cruauté et la violence quasi-disproportionnée du personnage de M. Fletcher hilarante à s’en taper les cuisses, elle n’en est pas moins glaçante, humiliante, éprouvante. C’est sans doute là que le réalisateur joue son coup le plus risqué, le plus casse-gueule : le scénario ne vient jamais vraiment contredire ce sadisme. Ceux qui attendent la punition, le retour de bâton justicier dans la gueule du prof, riront jaune de voir comment le film fait mine de les satisfaire pour mieux esquiver. Lorsque M.Fletcher explique avec le recul qu’il ne pense pas du tout aller trop loin, qu’il secoue ses élèves pour faire ressortir le meilleur d’eux, Andrew le prend visiblement pour un gros connard (et nous avec puisque nous sommes de son côté). Or surprise, le dénouement se range du côté du prof, et Andrew, passé une petite rébellion administrative sur lequel le scénario pose une ellipse bien pratique (non, ce n’est vraiment pas ce que le réalisateur a envie de filmer), finit par admettre que son professeur avait raison! Ce retournement est soit d’un courage gonflé, soit d’une inconscience folle, car le long métrage devient alors moralement très ambigu, justifiant le harcèlement moral et l’ultraviolence. C’est pour leur bien vous comprennez.
Une pensée cannoise et extra-filmique pour le jury de la Queer Palme (pour laquelle le film est sélectionné). Non seulement Whiplash ne franchit jamais le pas jusqu’à parler d’homosexualité du tout, ou même de fascination réciproque, mais le moulin à insulte homophobe (« Sale tarlouze sodomite », parmi tant d’autres) que sont les dialogues n’est jamais contredit non plus. Il ne manquait plus qu’un personnage de fille-potiche-qui-sourit pour alourdir le tableau : hop le voilà! Grâce au personnage de Nicole, qui ne prend aucune décision et se fait larguer comme une conne, Whiplash achève de ressembler à un film de mec, fait par des mecs pour des mecs, avec une histoire un jeune mec qui cherche à devenir un vrai mec avec l’aide d’un über-mec. Là encore : audace assumée ou maladresse d’ado? On aimerait pouvoir trancher définitivement, mais Whiplash ressemble autant à une glorification débile d’une virilité brute qu’à un audacieux portrait d’ado maso et malsain. Un décalage qui surprend d'autant plus... qu'il vient de Sundance.