West Side Story

West Side Story
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West Side Story
États-Unis, 2021
De Steven Spielberg
Scénario : Tony Kushner
Avec : Stoll Corey
Photo : Janusz Kaminski
Musique : David Newman
Durée : 2h37
Sortie : 08/12/2021
Note FilmDeCulte : *****-
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WEST SIDE STORY raconte l’histoire légendaire d’un amour naissant sur fond de rixes entre bandes rivales dans le New York de 1957.

THERE'S NO PLACE FOR US

De tous les musicals qu’il aurait pu choisir pour son premier, il n'est pas étonnant de voir Steven Spielberg opter pour West Side Story. Les chansons sont, pour la plupart, des duos ou des morceaux où plusieurs personnes chantent, les rapports de communication existant donc non seulement entre les deux camps ou entre les deux membres d'un couple amoureux mais également entre les individus d'un même camp. Néanmoins, c'est un autre aspect de l'histoire, à la fois inattendu et logique, que Spielberg choisit de accentuer de manière à amplifier la portée politique inhérente au récit. En mettant l'emphase sur la notion de territoire, bien plus au cœur du récit que chez son prédécesseur, Spielberg nous fait comprendre qu'il n'a pas été chercher son scénariste de Munich par hasard. Son West Side Story c'est Munich - The Musical. Un film sur le dialogue sanglant qu'entraîne une guerre vaine pour le foyer.

Si Spielberg ne redéfinit pas ici un genre comme il a pu le faire avec le film de guerre ou la SF - Il faut sauver le soldat Ryan et Minority Report ont été les pierres de touche de leurs genres respectifs plusieurs années après leur sortie - la valeur ajoutée est indéniable. Pour toute relecture, on joue inévitablement au jeu des comparaisons, on s'interroge sur les changements et leur pertinence et c'est justement dans ce que le film développe par rapport à l'adaptation de 1961 qu'il trouve son intérêt, sa force et sa personnalité. Par conséquent, il est nécessaire de se plonger en détails dans la proposition de Spielberg qui n'a jamais autant employé la direction artistique pour raconter l'histoire. En lieu et place de l'illustration remarquable de dynamisme de Wise et Robbins, Spielberg se réapproprie le matériau en infusant son propos dans chacun de ses choix de décor, de costume ou de chronologie.

Commençons par le commencement : ce premier plan proprement hallucinant. L'ouverture en fondu laisse croire l'espace d'une seconde que Spielberg reprend le générique survolant le panorama new-yorkais en plongée totale du film de 1961 mais il s'agit là du premier exemple de la façon dont le metteur en scène charge de sens chacune de ses images. En voyant ces ruines, on se dit que Spielberg refait encore un film de guerre. Mais la guerre est une fois de plus civile. Après Bridge of Spies et Ready Player One, Spielberg retrouve Adam Stockhausen, chef décorateur des Wes Anderson, et son travail est vraiment à saluer ici tant il est crucial dans la caractérisation et la narration, qu'il s'agisse des ruines ou sous-sols construits en studio ou bien de l'habillage des rues. Au début du film, les Jets, tous vêtus de couleurs bleues et froides, arrivent dans le quartier portoricain, aux dominantes chromatiques terrestres et chaudes, et tout est dit en une image. Ils ne sont plus chez eux. Mais leur réappropriation du territoire, leur manière de "make America great again", passe par la dégradation. Une enseigne que l'on arrache, un mur orné d'un drapeau que l'on repeint de plusieurs peintures différentes et avec des coups de pinceaux dans tous les sens, comme un enfant gribouillerait sur sa feuille. Ces personnages qui naissent littéralement des ruines dans le premier plan du film contaminent tout sur leur passage. Les ruines caractérisent les Jets. Outre "Jet Song" qui suit ce prologue, elles servent également de décor à la chanson "Cool" qui ne se déroule plus dans un parking mais au dernier étage d'un bâtiment au toit explosé et au plancher troué, métaphore de l'amitié chancelante entre Riff et Tony mais aussi symbole de l'atmosphère délétère dans laquelle évoluent les Jets. Dans ce nouveau contexte, la chanson devient un plaidoyer stérile et le meilleur exemple de chorégraphie alternant entre danse et combat, chacun cherchant à avoir le dessus sur un terrain fragile.

A l'issue de la séquence introductive du film, l'officier de police Schrank dit aux Jets que ce ne sont pas les portoricains qui les foutent dehors mais les arrêtés de la ville, autrement dit la gentrification (les ruines susmentionnées sont celles d'un chantier). Plusieurs fois, le film prend le soin de souligner un détail important omis par Wise et Robbins : les deux camps font partie de la même classe sociale. Ici, le racisme de Riff, leader des Jets, a pour cause sa misère sociale : il est orphelin, sans emploi, pauvre... Le numéro accompagnant la chanson "Gee, Officer Krupke" implique toujours une succession de jeux de rôles de la part des Jets, et il faut voir le dynamisme avec lequel Spielberg limite les coupes dans cette séquence, enchaînant les longs plans, sa caméra toujours mobile, épousant la scénographie improvisée des personnages. Toutefois, cette scène ne se situe plus dans la rue mais dans un commissariat, les délinquants tournant en dérision au sein même de l'une d'elles les différentes institutions (police, justice, services sociaux et médicaux) qui pourraient leur trouver des excuses mais qui se refilent surtout la patate chaude. Une fois de plus, le nouveau décor confère une autre dimension à l'ironie de ces laissés-pour-compte, que l'on a échoué à aider et qui ne laissent par conséquent qu'un bordel derrière eux. La scène suivant l'achat du flingue est horriblement touchante et révèle que ces Jets et Sharks dénués de parents ne sont en somme que les Enfants Perdus partis en couille. Et certains ne grandiront jamais.

Depuis Duel, le cinéma de Spielberg est parcourue d'une critique de la virilité mais le plus intéressant ici n'est pas tant le personnage de Tony le repenti (Ansel Elgort, moins fade que Richard Beymer) mais celui de Riff, campé par la véritable révélation du film, Mike Faist. Son physique dégingandé et sa voix nasillarde tranchent avec son comportement bravache et apportent une dimension homoérotique à la relation entre Riff et Tony (cf. comme il délaisse sa cavalière pour aller embrasser Tony quand celui-ci arrive au bal). Et puis il y a le personnage d'Anybodys. Dans le musical original déjà, il s'agissait d'une version genderswapped du Balthasar de Roméo & Juliette mais de simple "garçon manqué" dans le film de 1961, elle devient clairement personne transgenre dans la version 2021, jouée par l'interprète non-binaire Iris Menas, avec des répliques où elle dit textuellement "je ne suis pas une fille". Ce n'est qu'une très courte partie d'une seule scène mais le rejet que les Jets lui témoignent dépasse ici le simple "pas de filles dans notre bande" et rappelle plutôt Boys Don't Cry. La masculinité toxique dit davantage son nom ici, comme on peut le voir lors de la scène trigger où Anita se rend dans la boutique de Doc, avec cette fois la présence de personnages féminins.

Impossible d'évoquer le positionnement engagé du film sans parler de sa meilleure chanson, qui se trouve être sans coïncidence la plus politique, "America", avec son ping pong entre celles qui vantent les libertés permises par l'Amérique et ceux qui rappellent à la réalité du racisme. Spielberg surenchérit sur la portée politique de la chanson via sa mise en scène et signe le morceau de bravoure du film. Chez Wise et Robbins, ce dialogue entre les filles et les garçons portoricains se tenait de nuit et exclusivement sur un toit, une manifestation expressionniste d'une joute verbale entre amis lors d'une soirée privée. Chez Spielberg, le numéro se déroule de jour et commence aux fenêtres d'un immeuble pour finir dans la rue. Dans les rues même. Plus la scène avance, plus le décor s'élargit et plus il y a de danseurs, comme une illustration de ce que l'officier Schrank annonçait, ou devrait-on dire dénonçait, plus tôt dans le film ("ils vont continuer à venir et vont se reproduire"). Mais cette fois, il n'y a point d'intrus vêtus de bleu dans le décor. L'homogénéité entre les costumes des personnages et leurs environnements souligne leur appartenance à ce quartier, à ce pays qui donne son titre à la chanson. En contre-plongée, les personnages sont aussi haut que les iconiques immeubles new-yorkais. A la photo, Kaminski abandonne toute désaturation et voile diaphane pour une luminosité haute en couleurs dans cette séquence euphorique célébrant l'immigration et portée par un personnage solaire (dans le rôle d'Anita, Ariana DeBose et sa performance pleine de vie et d'énergie parviennent à rivaliser avec Rita Moreno). On pourrait couper le son que tout le sens des paroles passerait quand même au travers des images.

D'ailleurs, la moitié des dialogues entre les personnages portoricains sont en espagnols et ne sont pas sous-titrés, un choix parfaitement cohérent avec la démarche générale. D'abord, il y a ce souci d'authenticité qui se ressent à travers l'ancrage du film dans une réalité - historique - bien plus tangible et qui ne se limite donc pas à embaucher exclusivement des acteurs hispaniques pour les rôles portoricains. Ensuite, ce parti-pris s’avère également cohérent dans un genre où l'image doit raconter l'histoire, amenant Spielberg à pousser l'idée du langage cinématographique comme langage universel et à zapper les sous-titres. Quand on pense au public US non-hispanophone, encore moins à même de déchiffrer les locutions d'origine latines que nous, on se dit que Spielberg le fait aussi pour étayer son propos sur la communication, renvoyant les américains à leurs barrières : même si on ne se comprend pas, on peut se comprendre.

Si les barrières sont là, le film cherche sans cesse à les franchir. Pour la mise en scène, il est sans cesse question d'investir l'espace, de se l'approprier. Il suffit de voir ce plan-séquence qui souligne l'arrivée des portoricains au bal, traversant, transgressant, les espaces. Un bal où américains et portoricains vont se tourner autour sans se toucher, refusant la consigne de danse énoncée par l’animateur avant de se faire face sur ce terrain de jeu, ce champ de bataille. Dans cette même scène, Maria et Tony vont se voir à travers une barrière humaine que Spielberg fait défiler devant l’objectif, obturant les spots en un effet stroboscopique symbolisant leur coup de foudre. Les deux tourtereaux vont alors se créer un espace à part - sans avoir besoin que la mise en scène floute ce qui les entoure comme l'effet employé par Wise et Robbins - loin des regards (littéralement sous des gradins aka sous le public), derrière une barrière, avant de chercher, lors de la "scène du balcon", à passer outre les barreaux symbolisés par les grilles des escaliers de secours. C'est sans doute dans leur trajectoire que l'on retrouve le plus l'ambivalence de Spielberg vis-à-vis de la notion de foyer qui traverse sa filmographie. Dans Munich, avant même de voir sa foi en l'état d'Israël remis en question par ses actes et par le discours de son opposant, Avner déclarait à sa femme que son foyer c'était elle et leur fille. La même idée semble émaner du parcours de Maria et Tony, obligés de quitter leur maison, leur quartier, leur ville, rendus apatrides par leur union et les conséquences mortelles qu'elle a engendré. Après tout, c'est littéralement le sujet de la chanson "Somewhere" et voir qui la chante cette fois trahit le point de vue désabusé de Spielberg.

Il suffit de voir ce qu'il fait d'"I Feel Pretty" qui devient la projection de Maria dans le rêve américain qui lui est vendu par la publicité du grand magasin où elle travaille, Spielberg surlignant le caractère illusoire de ce fantasme en la faisant s’admirer dans un palais des glaces mais surtout par l'ironie dramatique en replaçant la scène où elle se trouvait dans la version scénique : après le combat fatal. L'annonce vient alors mettre un horrible terme à l'optimisme de la jeune femme. A travers tout le film, les protagonistes semblent être en quête de lumière, symbole de vie, symbole d'amour : ces flares qui inondent l'image lors du coup de foudre entre Maria et Tony, ces spots extérieurs qui s'allument lorsque Tony chante son amour dans la rue, les vitraux se reflétant sur le visage des amoureux dans l’Église...et finalement ces lumières que l'on demande d'éteindre dans le hangar juste avant le combat, d'un "Kill the lights!" évocateur. Ce crime de lèse-Spielberg dicte la conclusion, peut-être encore plus résignée que celle de Munich, d'un film sur lequel plane tout le long un parfum funeste de fatalité. Après tout, même si ce n'était pas la deuxième adaptation d'un musical vieux de 64 ans, ça reste Roméo & Juliette, probablement la plus célèbre des tragédies. Spielberg terminait son film sur le conflit israëlo-palestinien et la guerre contre le terrorisme par une impasse, des morts qui ne reviendront pas et un survivant hanté à jamais. Similairement, West Side Story est un amer constat d'échec, s'achevant de nuit, la lumière ayant été étouffée de ce monde, de retour dans les ruines, qui deviennent alors l'allégorie de tout un pays, ravagé, comme sa survivante, par la haine. Pas besoin des silhouettes du World Trade Center en guise de point final pour que le bilan soit d'actualité.

par Robert Hospyan

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