Une vie
Normandie, 1819. A peine sortie du couvent où elle a fait ses études, Jeanne Le Perthuis des Vauds, jeune femme trop protégée et encore pleine des rêves de l’enfance, se marie avec Julien de Lamare. Très vite, il se révèle pingre, brutal et volage. Les illusions de Jeanne commencent alors peu à peu à s’envoler. D’après l’œuvre de Guy de Maupassant.
TOURBILLON DE LA VIE
Dès les premiers plans d'Une vie, il y a quelque chose de proprement saisissant. Est-ce le format non-conventionnel de l'image, presque carrée? Ces scènes quotidiennes de la bourgeoisie du XIXe siècle, on a ici l'impression de les voir pour la toute première fois, de les voir de manière radicalement différente. Radical, on avoue que ce n'est pas un adjectif que l'on s'attendait à utiliser pour décrire l'adaptation du classique de Maupassant par Stéphane Brizé, cinéaste qu'on pensait trop sage. Le récit des désillusions domestiques de Jeanne est certes familier, les décors impressionnistes de falaises normandes également, mais la mise en scène de Brizé se révèle d'emblée d'une grande modernité.
Des plans qui paraissent ne jamais vouloir cadrer les personnages en entier, les filmant toujours de très près ou de loin (allant jusqu’à de brefs et improbables zooms nerveux)... un montage très saccadé, qui accélère comme un cœur qui s'emballe, et qui fait défiler des années entières en quelques vertigineuses secondes... un art de l'ellipse répétée qui fait que les scènes ne commencent ni ne s'arrêtent jamais quand on s'y attend (le son d'une scène se termine souvent à cheval sur les images de la suivante, isolant les pensées intérieures des personnages sans tomber dans les pièges de la voix off). La vie de Jeanne n'est pas (qu')un calvaire, mais Brizé en fait un véritable tourbillon, deux heures qui passent en un souffle.
Une vie n'est pourtant pas un über-mélo. Filmé a vif, comme un très gros plan permanent, le film ne fait pas naitre l'émotion de la manière attendue. Pas de larmes recouvertes de violons, ici. Ceux qui attendent du cinéma classique risquent même de trouver le film étonnamment distant, froid. Pourtant Une vie bouleverse, mais il le fait en s'appuyant moins sur son récit que sa mise en images, choisissant de rester fidèle à l'esprit du roman tout se libérant audacieusement de l'obligation d'illustrer trop fidèlement chaque page. Toute proportion gardée, on est moins proche de la série télé Au siècle de Maupassant que de l'adaptation des Hauts de Hurlevent par Andrea Arnold. C'est d'ailleurs aux sœurs Brontë que l'on pense devant l'un des plans les plus fulgurants du film: en pleine nuit, deux silhouettes fantômes hurlant à la mort dans la campagne déserte.
Il faut saluer bien fort le talent de Judith Chemla, qui excelle avec subtilité à donner à son personnage tous les âges de la vie (adolescente vieillie avant l'heure puis vieille femme têtue comme une enfant) sans jamais donner l'impression de se livrer a un grand numéro d'actrice. Sa simple diction, curieusement ralentie, suffit à traduire des états d'âmes complexes. Maupassant n'avait certes pas besoin d'être dépoussiéré: Une vie traduit non seulement la modernité de son écriture, mais se révèle un film plus moderne que bien d'autres contemporains. Ça c'est du cinéma.