Un film parlé
Portugal, 2002
De Manoel de Oliveira
Scénario : Manoel de Oliveira
Avec : Catherine Deneuve, John Malkovich, Irène Papas, Leonor Silveira
Durée : 1h36
Sortie : 15/10/2003
Une jeune professeur d’Histoire et sa fille s’embarquent pour une croisière avec escales régulières autour de la Méditerranée. Le navire brise l’eau claire sans se soucier des nuages qui s’amoncellent...
LA CROISIERE S’AMUSE
Du haut de Manoel, un siècle vous contemple. L’ascétisme formel et la tonalité décalée d’Un Film parlé achèvent de rompre les amarres avec une quelconque trace de modernité – à vrai dire, Manoel s’en moque. Si sa mise en scène flirte avec un derby surround d’une sécheresse draconienne (plans fixes d’une composition égale où chaque personnage vient tour à tour peupler le champ laissé vide), c’est pour mieux laisser filtrer ses mots, strass astiqué par la discrétion de l’attirail formel. Le titre lui-même exhale cette même modestie: il s’agit juste ici d’un film parlé. Manoel de Oliveira natte les mots comme les langues, et fait dialoguer ses personnages cosmopolites dans le même unisson, une harmonie verbale qui renverse les frontières de la glotte. La belle Rosa vadrouille en Europe, passant d’une langue à l’autre, et son navire ressemble à une Arche de Noé où chaque espèce de chaque pays a droit à sa figure. Bleue, rouge ou noire, française, grecque ou italienne, les divas porte-drapeau se succèdent à la table du commandant de bord anglo-saxon, et donc maître du monde. Ceux-là parlent des langues différentes mais se comprennent malgré tout, après un premier étonnement. Un esperanto instantané entre les civilisations qui ont fondé l’Europe que Rosa et sa fille traversent façon guide touristique. Pourtant, selon Manoel, l’Arche de Noé en viendrait presque à tanguer...
JEUX SANS FRONTIERE
Image récurrente du film, cette proue qui brise les vagues avec une infaillible fringance est bien trompeuse. Mène-t-elle l’embarcation à sa perte? Le paquebot du monde peut-il chavirer et prendre l’eau? Oliveira installe sa première moitié de film dans une Europe prise dans les glaces du temps; des imposants vestiges helléniques jusqu’aux bordures hors du continent au pied des pyramides. Le passé est prégnant mais n’est plus qu’un musée. Manoel de Oliveira, après avoir lourdement contemplé sa propre mort dans Je rentre à la maison, observe maintenant cette chute de table où le défunt emporte avec lui la nappe et les couverts. Après l’homme, c’est aussi un monde, une civilisation qui sont en danger et risquent l’explosion. Celle, aveugle, du terrorisme, qui brise les liens noués à longueur d’années par des civilisations aux fragiles ponts de cultures et de langues. Les sabots du vétéran lusitanien claquent un peu fort sur le parquet du vieux continent, ce qui constitue la limite étriquée mais aussi l’arôme suranné d’un film d’un autre siècle. Derrière le fatras théorique d’un cadre rigoureux et de personnages-catachrèses, l’émotion affleure enfin, lorsque les regards ébahis et les bouches bées sont face à la tragédie. L’espace d’un instant, le plus fatidique, le film parlé devient désespérément muet.