Un Prophète
France, 2009
De Jacques Audiard
Scénario : Jacques Audiard, Thomas Bidegain d'après un scénario original de Nicolas Peufaillit et Abdel Raouf Dafri
Avec : Niels Arestrup, Adel Bencherif, Tahar Rahim, Hichem Yacoubi
Photo : Stéphane Fontaine
Musique : Alexandre Desplat
Durée : 2h29
Sortie : 26/08/2009
Condamné à six ans de prison, Malik El Djebena, ne sait ni lire, ni écrire. À son arrivée en Centrale, seul au monde, il paraît plus jeune, plus fragile que les autres détenus. Il a 18 ans. D’emblée, il tombe sous la coupe d’un groupe de prisonniers corses qui fait régner sa loi dans la Centrale. Le jeune homme apprend vite. Au fil des «missions», il s’endurcit et gagne leur confiance. Mais, très vite, Malik utilise toute son intelligence pour développer discrètement son propre réseau...
Précédé d'une élogieuse réputation, auréolé du Grand Prix du Jury au Festival de Cannes, Un prophète arrive enfin sur les écrans et force est de constater que le film comble toutes les attentes. Après deux films co-écrits par Tonino Benacquista, Jacques Audiard revient avec un nouveau polar peut-être encore plus inscrit dans le genre que ses précédents. Sous l'égide du cinéaste, l'ouvrage se voit empreint d'une véracité, si ce n'est d'un réalisme, qui achève de faire du film un modèle en la matière. Au croisement du film de prison et du film de mafia, l'essai convainc dans sa création d'un univers et surtout d'un personnage qui accèdent au statut de classique immédiat, composant une sorte de version alternative du Parrain de Francis Ford Coppola. Outre l'approche formelle faussement froide de l'auteur, qui se passionne sur la caractérisation de son protagoniste et de son royaume en devenir, l'écriture de cette plongée épique dans le milieu carcéral renvoie au fleuron télévisuel américain, où l'on avait pris l'habitude d'aller chercher ce genre d'histoires. En effet, le film fait davantage écho aux meilleures séries du genre, conçues et diffusées par HBO (Oz, Sur écoute), qu'au polar à la française comme il en pullule ces derniers temps (Olivier Marchal et consorts). Pour autant, Un prophète n'en perd pas son originalité et se forge sa propre identité, à commencer par son héros, archétype audardien en diable, et figure de proue de cette franche réussite.
Soucieux de trouver un personnage en accord avec le champ contemporain et désirant créer une icône cinématographique à partir de figures peu exploitées dans le genre pur, les scénaristes ont eu l’intelligence de choisir en guise de héros un jeune arabe, Malik, que l’on découvre dans le film lors de son incarcération. Et c’est au cours même du film que le protagoniste se verra devenir une icône, au fur et à mesure que le personnage se construit, du dénuement le plus total jusqu’à une position de force qu’il n’avait pas à son entrée en prison. En cela, Malik n’est pas sans rappeler le Albert Dehousse d’Un héros très discret, leurs parcours se faisant écho. Extraordinaire révélation du film, Tahar Rahim incarne à la perfection ce « prototype masculin un peu juvénile » récurrent chez Audiard (Mathieu Kassovitz, Romain Duris). En quelque sorte, Malik est l’antithèse de Tony Montana. Il n’a rien des armoires à glace qui font la loi en prison, il se fraie un chemin grâce à son intelligence. On appréciera l’importance qui est accordée à ce point, au savoir, à la connaissance, nécessaires pour accéder au pouvoir. Jusque dans l'opportunisme avec lequel le héros va se servir de sa communauté, et par extension de la religion. Le titre, controversé, magnifique, en dit long. Il confère au protagoniste le rôle de quelqu’un d’à la fois important et de soumis, dans la manière dont il « récite » ce qu'il lui est transmis, enseigné. A l'origine, Audiard voulait trouver une équivalence française à « You Gotta Serve Somebody », une chanson de Bob Dylan qui dit que l'on doit toujours être au service de quelqu'un. « J'aimais le fatalisme et la dimension morale de ce titre, mais je n'ai pas trouvé de traduction satisfaisante, » affirme le metteur en scène. On retrouve cette notion de fatalité dans le film, où notre « prophète » ne serait jamais parvenu au statut qu'il a à la fin du film s'il n'était pas allé en prison.
Outre le cinéma d’Audiard, c’est aussi les classiques du genre qui sont revisités par Un prophète. Malik se démarque du personnage culte de Scarface mais rappelle un autre illustre gangster interprété par Al Pacino, Michael Corleone. Ce dernier souhaitait se démarquer de la mafia mais, malgré la bienveillance de son père, il se retrouvait écrasé et emporté par le poids des traditions familiales, destiné à devenir le nouveau Parrain. Ici, Malik El-Djebena est désireux, opportuniste, et asservi par une figure paternelle qui n’a rien de bienveillant, interprété par un Niels Arestrup grandiose. Dans ce récit biblique, le prophète sert un Dieu pour mieux s’en affranchir. Nombre d'étapes dans le parcours de Malik font écho à celui de Corleone, jusqu'au magnifique dernier plan. Le résultat apparaît comme un penchant réaliste et non-romancé du film de Coppola. Tout comme Corleone ne « naissait » à nos yeux que lors de son retour de guerre, Malik ne "naît" qu'à son entrée en prison. On ne saura rien de son passé. On devine à peine la raison de son incarcération. Il entame son parcours par survie là où Corleone l'entamait par vengeance. Les motivations changent, la finalité reste la même. A ce niveau-là, la relecture s’avère fort intéressante et pertinente. Quand on sait que le film avait initialement été pensé comme le premier d'une trilogie, on rêve de voir ce qui pourrait advenir ensuite. Dense et subtile, le scénario semble témoigner d’une certaine influence de l'écriture télévisuelle. Avec son chapitrage, son récit épisodique, l’exhaustivité dans la progression du protagoniste, l’intrigue aurait aisément pu se décliner en une série ou mini-série. Dans un premier temps, on craint que le film paraisse redondant avec les codes du film de prison (l'arrivée, les douches, les passes, les agressions, etc.) mais cela ne dure que quelques minutes. Très vite, le film devient une bête à part, dans les détails déjà (le petit billet de 50, l'entraînement avec la lame de rasoir, l'apprentissage de la langue, etc.), mais aussi à travers l’œil d’Audiard.
D’aspect un peu froide, la forme se fait pourtant très inclusive, impliquant le spectateur dans le récit. Qu’il s’agisse des iris, chers à l’auteur, qui recentrent l'attention sur un détail ou encore les séquences oniriques qui nous transportent dans un autre monde, sans oublier les cartons qui prennent par la main sans prendre pour un con, la mise en scène est touchée par la grâce. Et lorsque soudainement, au milieu de cette approche souvent naturaliste, interviennent des ralentis, se permettant une légère emphase, au moment opportun, le film s’envole. On pense évidemment à cette scène vers la fin, dans la voiture, absolument géniale. Le sourire de Malik, il est dans son film, il vit le personnage qu'il s’est créé, invulnérable... C’est dans ces moments qu’Audiard parvient à surprendre, lorsqu’il flirte avec le fantastique, lorsqu’il épouse pleinement le genre. Derrière sa mise en scène et sa photographie réaliste, l’œuvre reste un pur film de genre qui se targue même d’avoir un propos sans tomber dans la lourdeur sociologique. Audiard colle à ses acteurs - tous juste, défaits des oripeaux du jeu français faussé - à leurs respirations, aux détails qu'ils dégagent… Comme son titre l’indique, Un prophète nous apporte la preuve que le film de genre français regorge encore de telles merveilles. Une bouffée d’air frais et un monument imposant.