Three Times
Zui Hao De Shi Guang
Taïwan, 2005
De Hou Hsiao Hsien
Scénario : Chu Tien-Wen
Avec : Chen Chang, Mei Fang, Di Mei, Lee Pei-hsuan, Chen Shih-shan, Qi Shu, Liao Su-jen
Photo : Lee Pin-Bing
Durée : 2h00
Sortie : 16/11/2005
FESTIVAL DE CANNES 2005 - 1963, 1911, 2005. Un couple, trois histoires. A chaque génération ses rêves de liberté et ses amours contrariés.
UNE ÎLE
Hou Hsiao-Hsien bat la mesure, enjambe les lieux, les décennies, au gré de souvenirs en spirale et des résonances du passé. Café lumière rendait hommage à Ozu, à un parent étranger, en suivant le tracé des rails et les déambulations d’une femme seule à Tokyo. Three Times est à l’inverse un retour aux origines, une odyssée dans la mémoire qui tient autant de l’exercice de style que de l’œillade autobiographique. Hou revient sur les vestiges d’une œuvre attachée à l’Histoire, la sienne, celle de Taiwan, dont il n’a cessé d’exalter les tremblements et les métamorphoses. Des accidents en marge d’une chronologie solennelle, des émotions suspendues et des déchirements tacites dont il refuse de faire le deuil. L’adolescent se remémore les flirts en pointillés, l’historien les articule et les encadre de dates clés, le cinéaste s’invite sur les sites de tournage de ses précédents films, Les Garçons de Fengkuei, Les Fleurs de Shanghai ou encore Millennium Mambo. Le Temps des amours, Le Temps de la liberté et Le Temps de la jeunesse, les gracieux mouvements qui composent Three Times, déclinent sur trois générations (1966, 1911 et 2005) et trois modes de narration, l’isolement et la lente dissolution d’un couple. Les soubresauts politiques du début du siècle enveloppent la ronde galante des sixties. Un homme et une femme, trois fois réincarnés et interprétés par les mêmes acteurs (les scintillants Shu Qi et Chang Chen) se perdent et se retrouvent dans un dédale de lumières et de missives égarées.
TROIS TEMPS, TROIS MOUVEMENTS
Au centre, une table de billard. Une pièce tamisée aux angles arrondis, un standard des Platters (l’inusable Smoke Gets in Your Eyes). Les boules s’entrechoquent, les joueurs rivalisent d’agilité, mais l’élégant manège et son halo caressant s’étendent au film tout entier. Dès son ouverture, Three Times floute les repères, avale les distances, engloutit les panneaux signalétiques pour contempler le va-et-vient de silhouettes évasives. La ronde ne s’arrêtera plus, de ville en ville, à la recherche d’un sourire déjà estompé (la romance des années 60). Le temps s’étire et s’épuise au rythme des après-midi moroses défilant à l’identique, des visites à intervalles réguliers (l’impasse amoureuse de 1911). Le ciel se couvre et le rythme cardiaque s’accélère. Jing souffre d’épilepsie, la moto remplace le vélo, le duo devient trio (la nébuleuse sentimentale de 2005). Dans Three Times, Hou s’ingénie à déplacer le centre de gravité, à gratter la surface trop lisse des souvenirs. A Kaohsiung, à Dadaocheng, à Taipei, Hou ignore les lignes de fuite, brouille les perspectives, couve les pulsations et les élans du cœur. Les chansons du premier chapitre ont l’effet de rimes embrassées, elles anticipent les retrouvailles, intensifient les décalages et les quiproquos. Loin du vide affectif de 1911, Hou entame une valse d’une vertigineuse beauté. Le titre original (Zui hao de shi guang, "nos meilleures années") illustre mieux ce morcellement. Three Times récuse la logique et la suite ordonnée.
ICI ET MAINTENANT
Hou Hsiao-Hsien ne fait qu’intercepter les amants étourdis, Three Times saisit au vol ses deux coureurs clandestins. Chen le militaire en transit, May l’employée nomade, Jing la chanteuse tiraillée entre un photographe et une maîtresse à fleur de peau. Au milieu de la tourmente, la courtisane est la seule à rester captive, dans l'attente d'une délivrance inespérée. Son protecteur la délaisse au profit d'une autre révolte, la dynastie mandchoue des Qing s'effondre, mais l'ébullition politique est reléguée hors champ. En contrepoint à la parade nuptiale du Temps des amours, Hou laisse deviner par le choix de la date les échos de la "Révolution culturelle" en Chine (elle débute le 16 mai 1966). Three Times n'est pas simplement une couronne nostalgique posée sur un amas de cendres; Hou reste absorbé par le présent, à l'écoute des mini-séismes qui agitent un coeur essoufflé. De toute évidence, les trois fragments antidatés racontent une seule et même histoire. Seuls diffèrent la perception du temps et les réseaux de communication. Au fil des âges, ils éloignent les couples, réfrènent l'ardeur des premières fois. Le courrier adressé par erreur est dorénavant transmis par écrans interposés. Les parchemins, les mails et les SMS relaient les chansons, les gammes au piano. De la procession muette aux tumultes de la rue, Three Times n'arrête pas le temps, il en garde les plus beaux charivaris.